Critique et analyse cinématographique

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« Douleur et gloire », le remède filmé d’Almodóvar

Dans une des premières scènes de Douleur et gloire, le personnage de Salvador Mallo, interprété par Antonio Banderas, et double fictionnel de Pedro Almodóvar, énumère en voix-off, graphiques et animations à l’appui, toutes les douleurs physiques et psychiques, accumulées avec les années, dont il souffre. À travers cette scène d’exposition, à la fois atypique et programmatique, Almodóvar présente de manière détournée le projet de son film : celui de se pencher sur lui-même, sur son passé et sur son état d’esprit à l’heure actuelle, en étant très précis et honnête dans sa démarche mais également en ayant recours à des moyens cinématographiques et en faisant appel à son propre cinéma, aux images et aux grandes figures qui le traversent. C’est peut-être en cela que le film se démarque du reste de la filmographie du cinéaste et de ses différents courants, qu’il apparaît à la fois comme synthétique et différent, comme une somme, parce qu’il est livré comme nu, avec une forme de sincérité débarrassée d’artifices et de folklores parfois systématiques auxquels Almodóvar avait habitué son spectateur. Douleur et gloire arbore donc une apparente simplicité mais revêt en fait une construction extrêmement complexe et des subtilités narratives qui ne peuvent être comprises qu’a posteriori de la première vision, voire lors de la seconde.

Souvenirs et cinéma, le statut des images

Comme souvent chez Almodóvar, on peut noter dans Douleur et gloire une construction dramatique qui opère un changement de genre à mi-parcours. Pour ne citer que quelques exemples, Attache-moi commence comme un thriller pour se terminer en comédie romantique, La Mauvaise éducation démarre comme un mélodrame pour s’achever en film noir. Douleur et gloire, quant a lui, s’épanouirait d’abord dans sa première heure en tant que comédie, avant de prendre lors de sa seconde un virage plus mélodramatique. Comme souvent également, Almodóvar semble prendre un malin plaisir à tâtonner lors de son premier acte, afin d’égarer gentiment son spectateur, surprendre ses attentes. Alors qu’il orchestre d’abord un désopilant va et vient amical entre son double fictionnel et un acteur avec lequel il était en froid depuis son premier film – les deux hommes se réconcilient puis se brouillent à nouveau avant de définitivement se réconcilier, le tout sur fond de discutions sur la création et de prises de drogues –, le film s’ouvre enfin, après cette première heure de surplace dramaturgique, à une progression dramatique et émotionnelle à la fois métronomique et ample. Après un monologue dit par le personnage de l’acteur mais dont on sait que les mots et l’histoire viennent du cinéaste, Salvador, trois autres personnages et événements viennent se succéder dans la vie et les souvenirs de celui-ci : son premier grand amour, sa mère, et son premier désir. Tandis que cette seconde partie est également traversée par l’enjeu de la santé de Salvador – surmonter la douleur, quitter l’addiction aux drogues, etc. –, le film entier est parsemé des souvenirs de jeunesse de Salvador, des flashbacks le mettant en scène enfant en compagnie de sa mère (jouée par Penélope Cruz) dans une maison caverne à ciel ouvert.

Ce que le film ne dit pas explicitement, du moins pas jusqu’à son plan final, apparaissant dès lors comme une véritable révélation – voire comme une pierre de rosette permettant de décrypter le film, d’en révéler un sens caché – c’est que ces souvenirs, ces flashbacks, sont en réalité des extraits d’un film qui, dans la diégèse, n’a pas encore été tourné par Salvador au moment où ils apparaissent. Les scènes de l’enfance sont mises en scènes et agencées par le montage comme si elles étaient des réminiscences rêvées de Salvador mais le plan final montre que ce sont des images du film qu’il tirera de ces souvenirs. Si l’on peut un moment prendre en considération l’hypothèse que ces séquences sont la projection mentale que se fait Salvador de ce que sera son prochain film, des images qu’il crée, ça ne peut clairement pas être le cas pour deux raisons : d’abord parce que, à ces moments-là de la narration, Salvador n’a pas de projet de film, il a dans l’idée de ne plus tourner, de ne pas faire de prochain film ; ensuite parce que le personnage de la mère, dans les souvenirs de Salvador, apparaît rétrospectivement comme ne pouvant qu’être une actrice qui joue le rôle de sa mère. La « vraie » mère, comme on la verra dans la deuxième partie, a les yeux vert clair, tandis que l’actrice qui la joue (Penélope Cruz), a les yeux foncés. Cette petite différence peut éventuellement passer pour un détail anecdotique, voire même ne pas être remarquée mais, si on la remarque, elle prend une autre signification lorsqu’il est révélé lors du dernier plan que les images du passé sont en réalité les images du film de Salvador.

Ce n’est pas la première fois que Pedro Almodóvar use de ce type d’enchâssement, de cette manière d’intégrer par extraits un « film dans le film », mais il semblerait que c’est la première fois qu’ils se cachent ainsi dans la fluidité du récit, pour finalement n’apparaître comme ce qu’ils sont qu’à la fin de celui-ci, lors du dernier plan. Dans La Mauvaise éducation, par exemple, il y a déjà cette idée que l’on puisse confondre des images d’un film tourné par les personnages de la diégèse avec de véritables évènements de celle-ci. Mais leur véritable nature est dévoilée assez vite dans le déroulé narratif, après seulement une ou deux occurrences. Il y est également fait usage d’un changement de format, qui permet au spectateur le plus attentif de déjà préalablement deviner quel statut revêtent ces images au moment où il les voit pour la première fois. Dans Douleur et gloire, au contraire, tout est fait pour que le spectateur croie, jusqu’au plan final, que les flashbacks sont les souvenirs de Salvador. Ils se coulent dans le récit par l’intermédiaire de ses méditations sous influences – de prises de drogues ou de médicaments.

L’acteur, incarnation du désir et vecteur de sens

Le choix d’avoir donné à Penélope Cruz le rôle de la mère, lors de ces scènes de flashback au statut fluctuant n’est évidemment pas anodin. L’actrice est en effet inconsciemment associée par le spectateur, d’une manière ou d’une autre, au cinéma d’Almodóvar. Et si celui-ci aborde, dans Douleur et Gloire, des questions intimes liées à sa vie privée et à son passé familial, il convoque également toute une réflexion sur son propre cinéma, par l’intermédiaire de moyens cinématographiques, de recours à des figures emblématiques de sa propre filmographie, notamment les acteurs. Si l’on retrouve donc dans le film toute une série de motifs du cinéma d’Almodovar, parsemés comme autant de marqueurs et de déclencheurs aux saveurs familières, tels des madeleines de Proust, on retrouve surtout ces deux acteurs – Penélope Cruz et surtout Antonio Banderas – qui représentent à eux seuls des piliers de cet univers. Le choix le plus significatif et émouvant opéré par le film et par Almodóvar est probablement d’avoir pris comme double, comme alter ego, un acteur qui fut, dans la majeure partie de leur filmographie commune, l’incarnation du désir. Cela voudrait-il dire qu’Almodóvar est devenu celui qu’il désirait ? Ou bien qu’il le désirait parce qu’il se reconnaissait en lui ?

L’utilisation d’Antonio Banderas et la transformation radicale de son jeu, entre les films des années 80 tournés avec Almodóvar et celui-ci, prennent aussi du sens dans la manière dont Douleur et gloire joue avec les notions de douleur et d’apaisement, de façon assez retorse. Si l’on pourrait conclure un peu hâtivement au sortir de la vision du film que celui-ci se clôt sur une certaine forme d’apaisement de son personnage sur le plan personnel et professionnel, apaisement des douleurs physiques et psychiques qu’il éprouvait mais aussi apaisement quant à la question de savoir ce qu’il allait faire de sa vie – la réponse que semble donner le film étant : tourner, encore –, l’examen approfondit de certains éléments et de certaines scènes – notamment toute la partie avec la mère en fin de vie, reprochant à Salvador de ne pas en avoir été un bon fils – vient contredire cette lecture simpliste et béate. Et tandis que l’interprétation très débonnaire de Banderas, même dans les moments les plus tendus, douloureux, du film, va dans le sens de cette notion d’apaisement, tout ce que convoque la simple réunion de cet acteur et de ce réalisateur, les films qu’ils ont en commun dans leurs bagages, et les interprétations précédentes de l’acteur – principalement dans Matador, La Loi du désir et Attache-moi – entrent en conflit avec cette fausse impression de complétude qui pourrait s’imposer de manière un peu trop envahissante. Ce sont les fantômes des personnages passés, ceux créés de concert par Almodóvar et Banderas, qui viennent apporter un contrepoint salvateur à la perception de l’ensemble.

Thibaut Grégoire


FILM FEST GENT 2018 – « Shoplifters » de Hirokazu Kore-eda

Palme d’or lors du dernier Festival de Cannes, Shoplifters était probablement l’occasion idéale pour un jury de récompenser une œuvre globale, cohérente, plus qu’un film en particulier – même si l’on peut légitimement se poser la question de savoir si la majorité des membres de ce jury-là avait déjà vu un film de Kore-eda.

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Comme souvent chez le cinéaste, Shoplifters parle de la famille sous un angle anti-déterminisme, en explorant des liens qui sont beaucoup plus du ressort de l’humain que du sang, de la lignée. C’est peut-être encore plus le cas dans ce film-ci que dans les précédents, puisqu’il va jusqu’à une certaine forme de subversion du cadre familial, finissant par donner en modèle un exemple de famille hétéroclite et marginale.

Le titre français, Une affaire de famille, joue d’ailleurs beaucoup plus que le titre anglais sur cette donnée-là, sur le statut flou et ambigu de la famille présentée dans le film. Car ce n’est qu’au fur et à mesure que l’on apprend à connaître cette famille qui n’en est – aux yeux de la société, tout du moins – pas vraiment une. Si l’on comprend assez vite que cette famille est effectivement à la marge, puisqu’elle vit principalement de petits larcins en tous genres – d’où, donc, ce fameux titre anglais –, son histoire ne fait qu’affleurer, dans la première partie, au détour de quelques dialogues et situations, qui dévoilent progressivement un passé éclaté.

Mais le projet du film est précisément de construire ou de reconstruire cette famille, la présenter comme telle, indiscutablement. Ce que l’on apprend petit à petit de la constitution progressive de la famille – les membres s’y sont greffés un à un, les enfants, ont été recueillis, etc . – ne fait que la consolider véritablement en tant que tel, au sens empirique et sentimental du terme. Et ce n’est qu’au moment de l’intrusion de la police, de l’autorité, représentant celle du regard de la société, que cette image familiale vole en éclat, sous le poids des conventions, des garde-fous moraux.

Shoplifters oppose alors ces deux visions, celle de la famille et celle de l’autorité morale, pour finalement prendre entièrement parti pour la première, et se lancer dès lors dans un processus de reconstruction partielle de cette famille éclatée, en recollant comme il peut les morceaux qui restent. Alors qu’il est traditionnellement assimilé à un symbole de l’autorité, le concept de la famille tel que le construit et le reconstruit Kore-eda est justement envisagée comme le contrepoint de cette autorité, et s’épanouit dans la marge.

Thibaut Grégoire

 

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FILM FEST GENT 2018 – « Cold War » de Pawel Pawlikowski

Prix de la mise en scène à Cannes, au sein d’un palmarès globalement décrié, le film polonais Cold War avait des allures de caricatures de film de festivals, avec son format 4/3 et son noir et banc léché. Qu’en est-il ? Le film dépasse-t-il cette apparence très lisse ?

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Lisse semble être le mot-clé, tant Cold War apparaît, après vision, comme totalement insignifiant. Qu’un tel film ait pu se dégager d’une sélection de vingt films, être apprécié d’une énorme majorité de la critique et figurer dans un palmarès qui a exclu de grands films tels que Burning ou Les Éternels, est impensable.

Découpé en plusieurs parties, le film suit la progression de l’amour fou et contrarié entre Wiktor et Zula dans l’Europe des années 50, sur fond de guerre froide. Outre son habillage « sobre », cette allure austère que lui confèrent le format et la bichromie, Cold War transpire le classicisme, que ce soit dans le fond ou dans la forme. Cette histoire d’amour qui commence par une rencontre et se termine dans la tragédie – sans trop d’effusions tout de même, restons dignes, restons « sobres » – est étonnement plate et linéaire.

Reste donc un film du milieu, propre sur lui, qu’apprécieront les partisans du fameux « less is more », cet éloge institutionnalisé de la mollesse et du formatage. Qu’y a-t-il de véritablement stimulant dans cet objet gentil, sans aspérités, détendu et dévitalisé ? C’est une question qu’il faudrait poser plus souvent, étant donné ce qui semble devenir maintenant un mètre-étalon en matière de bon goût. C’est donc ce type de cinéma qui plaît à la critique, qui plaît aux jurys ? Un cinéma qui n’éprouve rien, qui ne s’ébranle jamais, qui va où on lui dit d’aller… ?

Thibaut Grégoire

 

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FILM FEST GENT 2018 – « Capharnaüm » de Nadine Labaki

Inimaginable tire-larmes martyrologique de la pire espèce, le dernier film de Nadine Labaki a obtenu le Prix du Jury lors du dernier festival de Cannes. Une aberration qui n’est probablement pas la seule de ce palmarès bancal.

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Qu’un personnage puisse se rebeller contre la société et contre la condition qui est la sienne est probablement la seule bonne idée de Capharnaüm, le nanar édifiant et criard de Nadine Labaki. Ce personnage, c’est Zain, 12 ans, lequel refuse que sa sœur mineure soit mariée contre son gré, refuse d’être exploité par les adultes, et refuse jusqu’au fait même d’être né. C’est d’ailleurs de manière très cynique que Labaki encadre son récit par cette dernière donnée, le procès qu’intente Zain envers ses parents pour l’avoir mis au monde. Ça aurait été trop bête que cette idée géniale passe inaperçu, il fallait bien la mettre aussi grossièrement en avant pour qu’on ne retienne pratiquement que cela d’un film qui fait par ailleurs la part belle à l’humiliation, à l’hystérie et aux plans obscènes au ralenti censés dénoncé toute la misère du monde expérimentée par le pauvre Zaïn, victime sacrificielle du film. Mais non content de se déchaîner sur son pauvre personnage, véritable chair-à-pâté d’un cinéma démonstratif qui ne recule devant aucune audace, aucune démonstration de vulgarité, le film lui confère aussi une parole d’auteur, une sorte de voix du sage faisant la morale à l’humanité toute entière à travers les mots de la réalisatrice et de ses coscénaristes, probablement tout content de pouvoir exprimer un point de vue « fort » sur la condition humaine et l’état du monde. Dans la catégorie des films boursoufflés, autosatisfaits, et sûr de leurs effets, Capharnaüm se pose là.

Thibaut Grégoire

 

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Sorties Cinéma – 21/03/2018

Ce n’est pas toutes les semaines que sort sur nos écrans un film kirghize, c’est donc l’occasion d’en profiter, d’autant plus que Centaure d’Aktan Arym Kubat vaut réellement le détour. Ce qui n’est pas forcément le cas de deux autres films d’auteur à haute ambition sociétale ou politique, également visibles.

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Centaure d’Aktan Arym Kubat

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Avec Centaure, c’est un témoignage à la fois assez désespéré et hautement métaphorique sur la situation actuelle de son pays et de sa culture que livre Aktan Arym Kubat, en mettant en parallèle la perte de contact des Kirghizes avec leur terre, leur culture, leurs traditions, et la montée en puissance d’un radicalisme religieux – représenté par des barbus croqués comme des personnages burlesques, influençant de manière subreptice la vie de la communauté. (…) Dans sa manière d’opposer à l’obscurantisme et à la perte des racines un élan libertaire en rapport avec la nature, Aktan Arym Kubat fait également intervenir les films comme éléments primordiaux de ce sursaut salutaire de liberté, posant ainsi le cinéma comme un des derniers terrains de protestation possibles, et le « film » comme objet révolutionnaire.

La critique complète sur Le Suricate Magazine

Note : 7,5/10

 

La Prière de Cédric Kahn

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En se mettant en tête de suivre un personnage de drogué en rémission dans une communauté d’anciens addicts qui se soignent par la prière et la foi religieuse, Cédric Kahn à tendance à vouloir être plus catholique que le pape. Son but est manifestement de s’immerger dans cette communauté et de la décrire de manière la plus honnête possible, mais il le fait sans recul ni point d’ancrage idéologique, ce qui revient à cautionner sans remise en question son aspect sectaire. À travers ces scènes de dévotion béate ou de rassemblements « bénéfiques » baignés de démonstrations appuyées d’amitié fraternel ou de bienveillance systématisée, le film en vient à faire l’apologie de l’angélisme. Encore une fois, la fameuse « expérience immersive », que veulent éprouver et retranscrire à l’écran nombre de cinéastes, aura débouché sur un naturalisme neutre et atone, sans reliefs ni point de vue.

Note : 2,5/10

 

Après la guerre d’Annarita Zambrano

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Comme si le genre du film à sujet impliquait forcément de ne pas accorder beaucoup d’importance à la forme, Annarita Zambrano semble avoir choisi d’épurer celle-ci au maximum. Mais ici, « épure » n’est pas synonyme de « radicalité », loin de là. Arborant une esthétique de téléfilm didactique, Après la guerre a des allures de film à débats que l’on inclurait dans une soirée thématique ou dans le cadre d’une projection scolaire, mais il est difficile d’y voir du « cinéma » à proprement parler.

La critique complète sur Le Suricate Magazine

Note : 2,5/10


Sorties Cinéma – 22/11/2017

Tandis qu’Yvan Attal livre son énième film médiocre et que la belge Amélie Van Elmbt s’enlise dans le sentimentalisme, le hongrois Kornél Mundruczó tente une nouvelle fois le mélange des genres et l’algérien Karim Moussaoui de saisir un instantané de l’âme collective de son pays.

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En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui

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En divisant son film en trois parties, évoquant chacune la responsabilité et la culpabilité de ses personnages issus de classes sociales différentes mais rattachés par un inconscient lié à l’histoire de l’Algérie, Karim Moussaoui dépasse le film-choral et atteint à un certain instantané d’une âme collective.

Lire l’interview de Karim Moussaoui sur Le Rayon Vert

Note : 7/10

 

La Lune de Jupiter de Kornél Mundruczó

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Depuis son précédent film, White God, le hongrois Kornél Mundruczó propose un cinéma d’auteur qui n’a pas peur de s’essayer au genre, de mêler les univers et les types de cinéma afin d’aborder de réels sujets sociaux et politiques. Avec La Lune de Jupiter, il tente de mêler le sujet des migrants à une trame de film de science-fiction, voire de film d’action. Cela rend bien entendu le film déstabilisant et assez difficile à appréhender (…) mais qui n’en reste pas moins un objet de cinéma assez stimulant, car intrinsèquement hybride et vivant.

Lire la critique sur Le Suricate Magazine

Note : 5,5/10

 

Diane à les épaules de Fabien Gorgeart

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Mix entre comédie de maternité et comédie romantique, le premier film de Fabien Gorgeat capitalise un maximum sur son duo d’acteurs « vedettes », Clotilde Hesme et Fabrizio Rongione. Ils sont tous les deux bons – comme souvent – mais se démènent avec un matériel qui s’empêtre dans des clichés de la comédie bourgeoise et de « genres »  (il s’agit de l’histoire d’une mère porteuse partagée entre son couple d’amis gays et son nouveau compagnon), tout en se revendiquant originale. Les petits décalages – uniquement scénaristiques, et encore – de ce film esthétiquement et idéologiquement conforme à la norme ne suffisent jamais à le sortir d’une banalité et d’un ennui tenaces.

Note : 3/10

 

Drôle de père d’Amélie Van Elmbt

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Le deuxième film d’Amélie Van Elmbt se réclame toujours de Jacques Doillon dont elle fut l’assistante, mais le fond est définitivement passé du côté du téléfilm sentimentaliste. Nous avons donc droit à une comédie dramatique de paternité, dans laquelle un père absent tente de renouer avec sa petite fille, laquelle ne sait bien sûr pas qui il est et commence imperceptiblement à s’attacher à lui. Des grosses ficelles et des bons sentiments sont donc les armes de cette bluette insipide, produite par les frères Dardenne et Martin Scorsese (!!!???).

Note : 3/10

 

Le Brio d’Yvan Attal

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Accumulant un maximum de clichés sur ce qu’il est censé dénoncer – les « bons gars » des cités ne savent pas parler français ; les hautes écoles élitaires sont des repaires de fascistes ; les profs racistes sont tout de même des gens épatants dont il faut briser la carapace ; etc. –, Le Brio finit par jouer contre le discours qu’il prétend défendre. Un comble pour un film traitant justement de l’éloquence et des techniques d’argumentations !

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Note : 2/10

 

 


Sorties Cinéma – 01/11/2017

Trois bons films cannois sortent en salles en ce début de mois de novembre – une confirmation, un retour en grâce et une révélation. De son côté, un ancien « petit prodige » du cinéma américain que l’on croyait perdu pour le grand écran revient nous livrer son énième film mineur mais sympathique. Et pour finir, le nanar se porte bien avec, d’un côté, son expression rigolarde et décomplexée, de l’autre, sa variante fatiguée et redondante, gonflée à l’esbroufe et aux effets spéciaux médiocres.

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Mise à mort du cerf sacré de Yorgos Lanthimos

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D’un abord très âpre et difficile à appréhender, Mise à mort du cerf sacré a des allures de film coup-de-poing et misanthrope, en forme de martyr pour ses personnages, mais il ne faudrait pas s’arrêter à cette façade, car derrière cette impression se cachent des mystères, des bizarreries et des singularités que Yorgos Lanthimos se garde bien de rendre concrets à la première vision du film. Paradoxalement, c’est aussi par son aspect programmatique, cette manière d’exposer presque d’emblée la façon dont va se dérouler le film, que celui-ci atteint une dimension hétérogène, ouverte à de multiples interprétations et analyses.

Lire la critique complète sur Le Suricate Magazine

Note : 7,5/10

 

D’après une histoire vraie de Roman Polanski

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Éminemment « polanskien », l’adaptation qu’a faite le cinéaste du roman de Delphine de Vigan vaut bien mieux que ce que l’ensemble de la critique – actuellement en pleine crise de schizophrénie autour du thème « faut-il séparer l’homme de l’artiste ? » – se plaît à rabâcher de manière unanime et complaisante. Ayant reconnu dans le livre les thèmes de la création, de l’enfermement et de la duplicité comme autant de rappels ou de références à sa propre filmographie, Polanski a sauté sur l’occasion pour revenir au pan le plus intéressant de son cinéma (Le Locataire, Répulsion, The Ghost Writer,…) et signe une de ses mises en scène récentes les plus maîtrisées, offrant en outre à Eva Green – actrice « hors-normes », toujours à la frontière entre surjeu et réelle folie – d’exprimer de manière assez magistrale toute la démesure de son jeu débordant et « sur-naturel ».

Note : 7/10

 

Jeune femme de Léonor Serraille

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Suivant un personnage de « jeune femme » essayant justement de se débattre avec cette étiquette qu’elle a du mal à assumer, le premier film de Léonor Serraille tente de saisir l’essence de son personnage en le prenant dans une situation difficile puis en le faisant tout doucement revenir dans un cadre plus apaisant. Cette manière d’approcher le personnage en douceur et de faire progressivement venir le spectateur à lui, ainsi que la façon dont il navigue entre différentes ébauches de genres, à travers les rencontres et les seconds rôles, donnent au film à la fois son rythme et son point de vue.

Lire l’interview de Léonor Serraille sur Le Rayon Vert

Note : 7/10

 

Logan Lucky de Steven Soderbergh

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Porté par cette envie de refaire un « film de casse » plus ancré dans une réalité actuelle que ne l’étaient les Ocean’s, Soderbergh ne peut qu’exposer son film à une certaine forme de déceptivité, encore accentuée par le rythme assez lent de l’ensemble et l’impression que ses protagonistes font constamment du surplace – avant l’inévitable retournement de situation final, qui remet en question les motivations et les attitudes de chacun. Mais cette allure peinarde et ce ton faussement détaché permettent également au film d’exister en dehors d’un genre très balisé, et de s’imposer dès lors comme un film de personnages, envers lesquels le metteur en scène et les acteurs – tous très bons – font d’ailleurs preuve d’une évidente tendresse. Et ce n’est déjà pas mal du tout.

Lire la critique complète sur Le Suricate Magazine

Note : 5,5/10

 

Épouse-moi, mon pote de Tarek Boudali

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Charriant à qui mieux mieux des clichés sur l’homosexualité et l’homophobie de manière insouciante et décomplexée, Épouse moi, mon pote s’expose irrémédiablement à un regard extrêmement critique sur cette façon de faire fi d’un tel sujet en le prenant par-dessus la jambe. Mais au-delà de ça et de son esthétique de téléfilm de seconde zone, malheureusement l’apanage des deux tiers de la comédie française actuelle, le premier film de Tarek Boudali s’avère au final nettement plus supportable – et, osons le mot… drôle – que les deux récentes tentatives de son « pote » Philippe Lacheau, se contentant fort heureusement ici de jouer le faire-valoir comique.

Note : 3/10

 

Geostorm de Dean Devlin

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Le coscénariste de Roland Emmerich s’est dit qu’il pouvait très bien se passer du maître pour concocter son propre film cataclysmique aux élans science-fictionnels. Le voici donc qu’il accouche de cet improbable Geostorm, sorte de melting-pot morne et sans la moindre dose de second degré du Jour d’après, d’Independence Day et de 2012, dont  les scènes d’effets-spéciaux à la longueur toute relative –  comparée à celles de dialogues interminables et creux – et l’attribution du rôle principal au nanarophile Gerard Butler témoignent de restrictions budgétaires probablement proportionnelles à la confiance que le studio (Warner) mettait dans ce projet.

Note : 2/10


FILM FEST GENT 2017 – « Un homme intègre » de Mohammad Rasoulof

À la tête d’une petite exploitation de poissons d’eau douce, Reza voit sa famille être l’objet d’un processus d’ostracisation lorsqu’il tient tête à une compagnie privée qui a des vues sur son terrain. Devant faire face à la corruption, aux méthodes brutales de milices locales, et au regard de plus en plus méprisant de la communauté, Reza encaisse les coups jusqu’à mettre sur pied une vengeance personnelle, laborieuse et progressive.

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Il y a dans le dernier film de Mohammad Rasoulof – Prix Un Certain Regard lors du dernier Festival de Cannes – une dimension de film d’humiliation, genre festivalier que nous nous appliquons parfois à débusquer, voire à « dénoncer ». Le martyr social qu’endure le personnage principal – tête de truc d’un système et d’une communauté qui le broient un peu plus au fil des séquences et du chemin de souffrance auquel semble le destiner le film au fil de son scénario – a en effet d’abord un aspect unilatéral, sans échappatoire, qui tendrait à le classer dans cette catégorie.

Mais Un homme intègre est plus subtil que cela et opère, de manière aussi lente et cachée que son personnage principal, un revirement négocié en douceur vers une dernière partie en forme de sursaut d’orgueil ainsi qu’un basculement dans quelque chose qui s’apparenterait presque au film noir. Ainsi, la revanche du héros, d’abord présentée comme une revanche des faibles par rapport à la communauté, devient un élément de suspense puis le prétexte à un dernier retournement de situation aussi discret que majeur, et ouvrant encore les champs du film en tant que polar au sous-texte politique et engagé.

Thibaut Grégoire

 

Le Festival de Gand s’est tenu du 10 au 20 octobre 2017

Plus d’infos sur le site du festival


FILM FEST GENT 2017 – « You Were Never Really Here » de Lynne Ramsey

Presque chaque année depuis cinq ans, le sélectionneur du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, semble vouloir réitérer « l’exploit » de 2011, en sélectionnant un film marchant sur les pas du Drive de Nicolas Winding Refn, à savoir un petit film tendu, au rythme d’abord lent puis s’oubliant lors de sa dernière ligne droite dans un déferlement de violence « jouissif » ou « expiatoire ». Ce fut le cas de Killing Them Softly en 2012, de Sicario en 2015, et c’était donc celui, cette année, de You Were Never Really Here de Lynne Ramsey.

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Ici, on peut carrément mettre au crédit de la réalisatrice elle-même d’avoir voulu « copier » ou « prendre des influences » du film de Refn, tant par son utilisation de la musique que par son personnage de criminel-justicier mutique et cabossé par la vie, lequel semble être une version costaude et empâtée du chauffeur de Drive. Joaquin Phoenix a profité de ce rôle un peu ingrat pour enfin obtenir un prix d’interprétation – alors qu’il aurait pu l’obtenir trois fois pour un film de James Gray.

Le film est en tout cas épuré un maximum – comme l’était celui de Refn – tant sur le plan des dialogues que sur celui de l’action, réduite au strict minimum puisque le film s’attache plutôt à l’errance du personnage principal, perdu dans une intrigue politico-sexuelle impliquant des personnes haut placées et un réseau d’esclavage sexuel de mineurs. Ramsay s’applique à créer des ambiances, puis à les entrecouper de saillies de violence presque conceptuelles, mais totalement gratuites.

Il est parfois difficile de distinguer les films de mise en scène des films formalistes, mais celui-ci semble pleinement avoir sa place dans la seconde catégorie. Empêtrée entre une esthétique crapoteuse de néo-film noir brut et la volonté de faire des « tableaux » parfois pompiers – au point de s’auto-plagier en refaisant une scène aquatique tout droit sortie de son propre court métrage Swimmer – Lynne Ramsay livre un film bien emballé mais globalement assez vide.

Thibaut Grégoire

 

Le Festival de Gand se déroule du 10 au 20 octobre 2017

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FILM FEST GENT 2017 – « Wonderstruck » de Todd Haynes

Adapté d’un roman de Brian Selznick (auteur de L’Invention de Hugo Cabret, lui-même adapté par Scorsese), Wonderstruck suit de manière parallèle et alternée, les parcours de Ben et Rose – deux enfants atteints de surdité, séparés par plus de cinquante ans – à la recherche d’un proche et de leurs origines, dans New York. Todd Haynes met en scène ce conte pour enfants d’une manière assez inédite et cinématographique, qui peut être déconcertante, mais ne manque pas de grâce et d’étrangeté.

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Le plus important parti pris formel du film est d’avoir séparé les deux lignes narratives – les itinéraires de Rose et de Ben – par l’image et le son, en donnant à l’histoire de Rose un aspect de film muet – l’action de cette ligne narrative se déroule en 1927, au moment du passage du muet au parlant. Ainsi, la surdité de Rose est traduite à l’écran par l’absence de sons in. De l’autre côté, l’histoire de Ben épouse également les canons audiovisuels de son époque, donnant donc à entendre ce que le jeune garçon, devenu récemment sourd après avoir été foudroyé, ne peut saisir. Cette césure stylistique, qui intervient parfois assez abruptement dans l’alternance des scènes, met en avant une dimension réflexive sur le cinéma et sur les possibilités de l’une ou l’autre occurrence, cinéma muet ou cinéma parlant.

Cette allusion aux origines du cinéma ne s’arrête bien entendu pas là, puisque le personnage de Rose est, au début, à la recherche d’une célèbre actrice du muet, à laquelle elle semble vouer un culte démesuré – il s’avèrera par la suite que le lien qu’elle entretient avec cette actrice est plus compliqué. Cette évocation du cinéma des premiers temps et son intrication à une quête personnelle menée par des enfants est ce qui fait tout de suite rapprocher Wonderstruck de Hugo de Martin Scorsese, et cela que l’on sache ou non le lien factuel qui uni les deux films.

Mais Wonderstruck est peut-être plus brut, plus difficile à appréhender de prime abord, que le film de Scorsese, car Todd Haynes lui donne un aspect moins lisse, principalement sur le plan du montage et de la mise en scène. Le film déploie en outre une dimension de fétichisation tout à fait étonnante, dans les rapports qu’entretiennent les personnages aux objets – le cahier qui mène Ben sur les traces de Rose, le cabinet de curiosité filmé comme un mausolée, ou encore la maquette finale, reproduisant en miniature un New York fantasmé. Plus que la dimension onirique du film, c’est ce versant fétichiste, presque morbide, qui retient l’attention et hante de manière durable.

Thibaut Grégoire

 

Le Festival de Gand se déroule du 10 au 20 octobre 2017

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FILM FEST GENT 2017 – « La Caméra de Claire » de Hong Sang-soo

Alors que nous n’avons pas encore rattrapé Yourself and Yours ni Le Jour d’après – deux films sortis en France en 2017, mais pas (encore ?) en Belgique –, c’est avec un plaisir non-dissimulé que nous nous sommes précipités à la présentation à Gand du troisième film réalisé par Hong Sang-soo en moins de deux ans – et sélectionné, tout comme Le Jour d’après, lors du dernier Festival de Cannes. Si un film de « HSS » est toujours une expérience particulière mais à rattacher à l’ensemble et au cours défilant de sa filmographie, sa vision et sa réception ne se fait jamais sans une certaine part de subjectivité dans l’appréhension de l’œuvre du cinéaste et de relation individuelle aux films et ce qu’ils racontent/montrent. Le simple fait de découvrir le film en version originale coréenne sous-titrée en néerlandais, par exemple, ajoute – pour un spectateur francophone – une dimension troublante à la réception du film, dont le rapport à la langue et à la communication est – tout comme dans In Another Country – une des pierres angulaires.

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Ayant placé ses caméras dans Cannes durant le festival – mais ne filmant jamais le déroulement de celui-ci, s’attachant plutôt aux lieux épargnés par la frénésie de l’événement –, Hong-Sang-soo filme, comme à son habitude, une histoire de tergiversations amoureuses et de sentiments contrariés vaguement liée au milieu du cinéma. Si la trame principale implique un réalisateur coréen sélectionné au festival (So Wansoo), sa principale collaboratrice (Yanghye) et l’une de leurs employés (Manhee), elle fait intervenir en son sein, comme une sorte de deus ex-machina ou d’ange gardien étrange, un personnage extérieur de française (Claire), photographe amateur, à la fois étrangère au monde du cinéma et à la langue ou la culture coréenne. Si ce personnage fait le lien entre les autres, de manière à créer un écho entre les scènes et à faire avancer l’intrigue en différé – la communication n’est (presque) jamais directe entre Manhee et les deux autres personnages, elle passe principalement par l’intervention de Claire –, il doit également passer outre la barrière du langage et de la culture, en demandant des explications aux autres de façon parfois laborieuse, comme pour être sûr de bien comprendre tous les aspects de ce qui se joue sous ses yeux.

Ce personnage au départ un peu mystérieux, pouvant être d’abord assimilé à une fonction scénaristique, se révélera au final animé par une passion personnelle, un passé propre, mais est aussi lié à un objet à la fois mystique et révélateur : son appareil photo Polaroïd. Cet appareil, cette « caméra », joue – autant que le personnage auquel il est assigné – un rôle de lien entre les personnages, puisque c’est lui qui fait rebondir les situations. C’est par photo, par image interposée, que les personnages de Manhee, Yanghye et So Wansoo réalisent quelque chose sur la personne photographiée, que les sentiments et les situations changent. Et la photo est aussi un prétexte pour le personnage de Claire (Isabelle Huppert), ainsi que pour Hong Sang-soo, d’exprimer un ressenti très personnel sur le vécu et les souvenirs.

Claire, dans un dialogue vers la fin du film, explique pourquoi elle prend les choses et les personnes qu’elle croise en photo : parce qu’elle aime s’attarder par après sur ses images, afin de s’imprégner du souvenir de l’instant vécu, ce qui lui permettrait de mieux saisir l’essence même de cet instant. Ainsi, le souvenir de l’instant deviendrait plus prégnant que l’instant même. Cette idée va à l’encontre de tout un courant de pensée très à la mode et qui se résumerait au fameux « Live the moment » (vivre l’instant présent). On peut y voir une prise de parole voilée de Hong Sang-soo sur la pratique du cinéma, lequel serait alors un prisme à travers lequel peuvent être captés les moments, les souvenirs, quelque chose de la réalité qui nous échappe sur le moment mais peut se révéler à nous une fois transformé par l’image.

Ces grilles de lectures ne sont que quelques pistes pour appréhender un film qui se donne comme « léger », qui peut sembler mineur de prime abord mais est probablement beaucoup plus grand qu’il n’y paraît. Il y a sûrement encore beaucoup à en dire, notamment concernant la façon dont il soulève et renouvelle la figure de l’artiste – les dialogues laissent penser que tous les personnages ont potentiellement une âme d’artiste, que tout acte de création, même intime, même caché ou fantasmé, est un geste d’artiste – ou encore concernant la présence étrange, aléatoire et fantastique d’un grand chien qui semble rôder autour des personnages tel une sorte de fantôme. Le cinéma de Hong Sang-soo est d’autant plus riche qu’il arbore une simplicité pudique, qui dissimule toutes les subtilités et les particularités des sentiments et de l’humain.

Thibaut Grégoire

 

Le Festival de Gand se déroule du 10 au 20 octobre 2017

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FIFF 2017 – « 12 jours » de Raymond Depardon

Dans la continuité de la démarche qu’il a sur le long cours de filmer des institutions et les individus en prise avec celles-ci – le Palais de Justice de Paris dans Délits flagrants, le tribunal correctionnel dans  10e chambre ou encore les urgences psychiatriques de l’Hôtel-Dieu dans Urgences –, Raymond Depardon pose sa caméra dans un local de l’hôpital psychiatrique du Vinatier près de Lyon, où des patients internés depuis moins de 12 jours vont défiler devant un juge chargé de décider, après examen de leur dossier et audition de leur point de vue, de la poursuite ou non de leur internement.

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Avec des plans fixes et des champs/contre-champs des deux côtés d’une table séparant d’une part le juge, de l’autre le patient souvent entouré d’une aide juridique et d’un membre du personnel soignant, Depardon arrive à établir un système d’équité dans l’expression – peut-être plus que dans la parole. On peut craindre évidemment que telle inclinaison de caméra ou que tel regard condescendant de la part d’un juge, inséré au milieu d’une phrase d’un patient, vienne baiser ou orienter la perception de ce qui se joue. Mais la simplicité du procédé et du découpage rend impossible cette dérive.

Jamais la parole des patients n’est discréditée – du moins pas par le film ou le cinéaste – et elle existe même peut-être plus que le langage procédurier qui leur est opposé. C’est en tout cas la confrontation de deux types de langages qui est mise en scène : un langage mesuré, paralysé par une forme d’uniformisation qui ne ramène à rien de concret, à rien de vivant – celui des juges –, et un langage qui se cherche, qui fluctue sans arrêt au contact de l’autre et qui existe de manière plurielle, hétérogène.

Entrecoupant les scènes d’auditions des patients de déambulations dans les couloirs de l’hôpital, et terminant le film par un retour à l’extérieur, Depardon met aussi en évidence l’impénétrabilité progressive de ces deux mondes, impénétrabilité qui transparaît dans la manière dont les patients sont perçus comme un danger pour les autres et eux-mêmes s’ils s’aventurent trop tôt hors des murs de celui où ils sont assignés au présent. Le film est d’ailleurs assez implacable à ce niveau-là, puisque aucun des patients entendus ne se voit accorder une sortie de l’hôpital. Le seul dont le dossier semble plus complexe, et dont le sort est apparemment plus difficile à décider de la part du juge, est renvoyé à délibération, délibération dont le film ne montrera pas l’issue.

Thibaut Grégoire

 

Le FIFF se tient à du 29 septembre au 6 novembre à Namur

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« Après la tempête » de Hirokazu Kore-eda : Au plus près de l’humain

Écrivain raté, Ryota gagne sa vie comme détective privé et gaspille son argent en pariant aux courses, ce qui ne lui laisse pas grand-chose pour payer à temps la pension alimentaire de son fils Shingo, 11 ans. Tandis qu’il espionne sa femme, en couple avec un autre homme, et que les relations avec celle-ci ne sont pas au beau fixe, la mère de Ryota fait tout pour les rapprocher à nouveau. Alors qu’ils sont tous réunis par hasard chez cette dernière, une tempête les contraint à passer la nuit sous le même toit.

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Sélectionné dans la sélection Un Certain Regard à Cannes en mai dernier, Après la tempête se situe dans la continuité de la filmographie de ce cinéaste habitué du festival. De film en film, Kore-eda perpétue une tradition du cinéma de la famille japonaise, dans une lignée proche de celle d’Ozu, mais en alternant les points de vue, d’un film à l’autre, tout en cultivant une manière particulière de raconter les histoires, proche des personnages et de l’humain.

Tout comme Tel père, tel fils abordait la question de l’identité familiale et des liens du sang, presque exclusivement par le biais du point de vue d’un adulte, Après la tempête se focalise également sur le ressenti du père quant à l’éclatement de sa famille et sa relation avec son fils et son ex-femme – par ailleurs, le cinéaste a par le passé consacré des films au point de vue des enfants (Nobody Knows, I Wish).

La force des films de Kore-eda repose principalement sur ce regard particulier, à la fois prudent et attentionné, qu’il pose sur ses personnages et ses sujets – ou « son » grand sujet. Au fil de son œuvre, chaque nouveau film apparaît de plus en plus comme une pierre ajoutée à l’édifice de son propos et de son style narratif et visuel. Mais comme pour tous les grands auteurs qui ont donné à leur cinéma une forme, un rythme et un ensemble thématique identifiables (Hong Sang-soo, Rohmer,…), l’importance de chaque film varie en fonction de celui qui le reçoit, selon son ressenti, son vécu, sa sensibilité.

Pour l’auteur de ces lignes, Après la tempête est un des films les plus importants de Kore-eda, peut-être celui qui parvient le mieux à saisir des sentiments humains en mêlant un mélodrame familial en mode mineur, des accents légers de comédie de mœurs, et une construction reposant sur une apothéose dramaturgique qui déjoue les attentes en privilégiant les relations entre ses personnages à une résolution scénaristique en bonne et due forme. Mais encore une fois, le ressenti du spectateur joue un grand rôle dans le cinéma de Kore-eda, et le film aura une résonance différente selon celui qui le regarde.

Thibaut Grégoire

 

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Sorties Cinéma – 22/02/2017

Les retours de Shyamalan, de John Wick et de Canet réalisateur ne sont pas à mettre sur le même plan, mais sont ce qu’il y a à retenir de cette semaine de sorties.

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Split de M. Night Shyamalan

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M. Night Shyamalan retrouve son cinéma – dans tous les sens du terme – dans ce presque huis-clos psychologique où le fantastique n’est jamais certain et où le passage d’un genre à un autre s’appuie sur un système de croyance qui est depuis le début la pierre angulaire de l’œuvre du cinéaste. Si l’arc du film ne repose pas – comme certains des films les plus emblématiques de Shyamalan – sur un twist final, mais plutôt sur une montée en puissance irréversible, la toute dernière scène, très courte et presque anecdotique, donne à Split une place très précise dans la filmographie du réalisateur et le fait reconsidérer sous un autre angle.

 

John Wick 2 de Chad Stahelski

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Lors de la première heure, le film semble rejouer – de manière plus lourdingue – la partition du premier, même si les scènes de cascades chorégraphiées restent assez fascinantes à regarder. Mais c’est lors de sa deuxième partie qu’il se montre plus ludique, en apportant des variations salutaires. Alors que le personnage de John Wick n’était alors présenté que comme un pur corps d’action, une masse physique increvable et une menace pour quiconque rencontrait son chemin, il se retrouve enfin en position de vulnérabilité, devenant lui-même la cible d’une vendetta généralisée. De vecteur principal de l’action, il devient celui qui la subit et passe le reste du film en situation de survivance, situation que la conclusion semble vouloir encore accentuer en vue d’un troisième volet qui s’annonce encore plus fébrile et dangereux.

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Rock’n Roll de Guillaume Canet

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Après une première partie atteignant des sommets de « beaufitude » franchouillarde et égocentrée, Guillaume Canet trouve enfin quelque chose à dire et à filmer en transformant son égo-trip en film mutant sur la mutation de son personnage, et en tenant la note du sujet qu’il s’est enfin choisi, non sans avoir d’abord enfilé les scènes-sketchs vulgaires et pas drôles.

 

Sieranevada de Cristi Puiu

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Si le malaise de plus en plus grand que l’on ressent devant cette mouvance de films d’auteurs tous coulés dans le même moule – qui se complait à observer ses personnages paumés se faire du tort dans un style entomologique et distancié – est bien présent durant la longue vision de Sieranevada, il resurgit également à la lecture des notes d’intention du réalisateur, tant ce qui y est exprimé semble éloigné que ce qui transparaît dans le film. (…) On y comprend notamment que Cristi Puiu se rêve dans la continuité de Luis Buñuel et plus particulièrement de son Ange exterminateur, alors que son film renvoie plutôt aux règlements de compte familiaux façon Thomas Vinterberg (Festen).

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Timgad de Fabrice Benchaouche

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Feel-good movie indigent sur une équipe de foot junior en Algérie, gouverné jusqu’à l’écœurement par les bons sentiments et réalisé comme un téléfilm de seconde zone.


Sorties Cinéma – 08/02/2017

Au programme : Michael Keaton en mode « oscars » – en vain, pour le coup -, l’acoquinage interminable d’Andrea Arnold aux États-Unis, et l’adaptation lourdingue d’une BD adolescente.

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The Founder de John Lee Hancock

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À travers le récit peu reluisant du parcours de Ray Kroc et de sa bataille juridique contre les frères McDonald, c’est un portrait au vitriol du capitalisme à l’américaine que cet anti-biopic faussement neutre s’applique à édifier. Sous le vernis lisse d’une mise en scène et d’une esthétique « mainstream », le film esquisse une critique assez féroce du rêve américain, tandis que Michael Keaton livre une de ses prestations « hors-normes », les meilleures de cet acteur souvent à la lisière de la folie.

 

American Honey d’Andrea Arnold

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La britannique Andrea Arnold fait son film américain avec cette plongée dans la jeunesse « white trash » sous forme de road-movie déambulatoire. Si l’on se demandait encore pourquoi une grande partie de l’Amérique profonde à voté pour Donald Trump, on peut trouver quelques éléments de réponses ici, dans le regard méprisant et dégouté que porte sur elle l’intelligentsia européenne.

 

Seuls de David Moreau

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Ce qui surprenait dans la lecture de Seuls, c’était avant tout une vraie rupture entre l’esthétique très enfantine du dessin en ligne claire et le côté sombre de la trame narrative et des rebondissements de l’intrigue. Cet effet de surprise, et la dichotomie entre fond et forme, semble totalement avoir échappé au réalisateur David Moreau, trop à son affaire de pouvoir faire un semblant de film d’horreur adolescent et de composer des images dans les tons obscurs, automatiquement accolées au genre.

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Sorties Cinéma – 11/01/2017

Deux films mineurs mais accomplis tirent leur épingle du jeu cette semaine, envahie par les faux chefs-d’œuvre pompeux et autres films coups-de-poing nocifs.

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Jamais contente d’Émilie Deleuze

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Sous ses allures de petite comédie insignifiante, à la réalisation plutôt passe-partout, Jamais contente séduit dans ses détours et sur la longueur, parvenant même à imposer une certaine forme de montée en puissance – discrète, puisque le film reste dans le registre de la chronique –, et amenant l’air de rien son personnage principal vers un climax assez émouvant, sans être larmoyant pour autant.

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Olli Mäki de Juho Kuosmanen

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En choisissant de porter à l’écran cet épisode anecdotique et peu glorieux de l’histoire du sport finlandais, Kuosmanen prend d’emblée le parti de l’intimisme et ses distances avec le film de boxe proprement dit. Ceux qui attendraient un film sportif avec entraînement, montée en puissance et match en guise de climax seront irrémédiablement déçus par le film, tant l’enjeu de celui-ci est à mille lieues de ces considérations. Ces passages obligés sont pourtant bel et bien là, mais ils ne constituent jamais le centre de l’intrigue ou du cadre. Tout comme le regard d’Olli Mäki est constamment dévié vers sa petite amie Raija, celui du cinéaste est lui aussi continuellement orienté vers cette amourette – qui se transforme en amour puis en relation.

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Nocturnal Animals de Tom Ford

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Il n’y a pas grand-chose à sauver dans ce fatras prétentieux, mêlant un mauvais mélo, un thriller lambda bourré de clichés et le pire du cinéma « arty » américain dans ce qu’il a de plus kitsch et de plus démonstratif. On peut tout de même pointer la performance de Michael Shannon en shérif inquiétant, qui arrive toujours à proposer une véritable création d’acteur, même au sein d’un nanar déguisé en chef-d’œuvre.

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Home de Fien Troch

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Le Elephant de Fien Troch, dépeignant une « certaine » jeunesse flamande en plein mal-être (comme c’est original !), dans une esthétique et avec des artifices scénaristiques dignes d’une sitcom. On n’échappera pas à la culture du choc, quelques plans frontaux sur des sexes en érections et une sous-intrigue mêlant inceste et meurtre poisseux.

 

Clash de Mohamed Diab

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Présenté à Cannes dans la section Un Certain Regard, Clash a tout du petit choc festivalier en puissance, un film de petit malin, tout fier de son concept, qui confine des manifestants de bords politiques opposés dans un fourgon de police, durant les émeutes du Caire, en 2013. C’est l’occasion pour Mohamed Diab de s’adonner à un petit exercice de style doublé d’un jeu de massacre, dans lequel les personnages sont tous des fonctions scénaristiques, et qui privilégie l’affrontement hystérique à la réflexion.

 

The Birth of a Nation de Nate Parker

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The Birth of a Nation a tout de la petite sensation de festival, découvert à Sundance, et suscitant apparemment depuis une vive polémique aux USA. Il faut dire que, mal interprété, il peut vite devenir un appel à l’insurrection par les armes de la communauté noire pauvre. Mais il s’agit surtout d’un film classique et esthétisant sur l’esclavage, mis en scène comme un spectacle de fin d’année et phagocyté par son auteur-réalisateur-producteur-acteur, comédien épouvantable à l’égo apparemment démesuré et voulant faire son 12 Years a Slave, comme s’il s’agissait déjà d’une référence. Cela s’appelle un navet richement doté.


FILM FEST GENT 2016 – « Grave » de Julia Ducournau

À sa présentation à Cannes (Semaine de la Critique) en mai dernier, le premier film de Julia Ducourneau a fait un petit « buzz » auprès de la critique française, en recherche de l’équivalent national de It Follows ou d’un certain renouveau fantasmé du cinéma de genre. Malheureusement, Grave est plus proche de précédentes tentatives françaises dans le domaine, de films « pour choquer » tels Sheitan de Kim Chapiron ou Frontière(s) de Xavier Gens.

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De la veine It Follows, on peut retenir la tentative du film de rendre compte des troubles sexuels de l’adolescence et de transformer ceux-ci en menace. Mais là où le film de David Robert Mitchell rendait cette menace diffuse, fantomatique, Julia Ducournau y va avec ses gros sabots et privilégie le coup-de-poing à la demi-mesure. Son personnage principal, Justine, issue d’une famille de végétariens, se trouve des envies cannibales lorsqu’elle mange pour la première fois de la viande à l’occasion de rituels d’initiations lors de son baptême estudiantin. Les prémisses de la découverte de ses pulsions par la jeune fille sont plutôt bien rendues – la comédienne Garance Marillier y est aussi pour quelque chose – même si l’utilisation « stylée » de la musique électro à tout bout de champ commence sérieusement à agacer et à sentir le réchauffé. Mais dès que Ducournau la confronte à des fêtes estudiantines débridées, Justine se transforme en prédatrice allumée, ce qui déforce complètement la tension, le personnage et le jeu de l’actrice. Grave apparaît alors comme un film de sales gamins qui n’ont qu’une seule envie, choquer gratuitement. On aurait tort de chercher du sens et un fond à cette série B horrifique qui se la joue « auteur », comme l’atteste d’ailleurs le dernier plan du film, sorte de twist cynique et sûr de son effet, qui finit de réduire le film à ce qu’il est : une blague anecdotique.

Thibaut Grégoire

 

Le Festival de Gand se déroule du 11 au 21 octobre 2016

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FILM FEST GENT 2016 – « Paterson » de Jim Jarmusch

Dire que Jim Jarmusch fait, de film en film, des portraits d’hommes en errance – voire d’hommes morts en errance – revient presque à enfoncer une porte ouverte. Mais cela devient peut-être plus pertinent lorsque l’on se retrouve face à un film qui semble nuancer cette approche, où tout du moins lui donner des ramifications différentes.

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Le Paterson du titre n’est en rien un homme mort ; c’est un homme vivant mais éteint, qui semble constamment chercher un moyen de s’illuminer – par la pratique de la poésie, par sa vie de couple – mais n’y parvient jamais réellement. Enraciné dans sa ville jusque dans son patronyme – Paterson habite à Paterson, dans le New Jersey – il semble ne jamais devoir la quitter et est donc un personnage en surplace chronique, partagé entre sa compagne aimante, aussi sédentaire que lui, son travail de chauffeur de bus scolaire – il tourne littéralement en rond dans la ville – et sa passion pour la poésie, qu’il tente de mettre en pratique sans jamais se jeter vraiment à l’eau.

Les poèmes de Paterson restent dans un carnet fantôme, un recueil qu’il veut garder invisible au regard des autres, et qui le restera indéfiniment. Hanté et bridé par la présence quasi mystique de grands poètes dont les noms sont liés à l’histoire de la ville (William Carlos Williams, Allen Ginsberg), Paterson préfère rester un artiste anonyme, sans jamais se confronter à quelconque jugement. Il ne saura jamais s’il est un grand artiste ou un rimailleur médiocre, préférant rester dans cette incertitude.

À la présentation du film à Cannes, on a pu lire çà et là que Paterson était un film sur une vie normale, voire sur le bonheur. Il est heureusement bien plus que ça : éventuellement un film sur une vie extraordinaire engoncée dans la normalité, ou un film sur un bonheur de surface, empreint d’incertitude et de mélancolie. D’ailleurs, Paterson est un film incertain, jusque dans son humour qui est toujours à la lisière de glisser dans la mélancolie voire dans la gravité. Cet amoureux désespéré que côtoie Paterson au bar est-il drôle ou pathétique dans ses manœuvres désespérées pour reconquérir sa petite amie ? Le chien de la compagne de Paterson est-il une présence sympathique ou une menace invisible ? Rien n’est banal dans Paterson, tout est ambivalent.

Thibaut Grégoire

 

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FILM FEST GENT 2016 – « Personal Shopper » d’Olivier Assayas

Après Sils Maria, Olivier Assayas semble avoir trouvé une muse en la personne de Kirsten Stewart et la retrouve pour un film moins immédiatement aimable, plus difficile d’accès.

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Il y a en effet deux – voire trois – histoires en une, concentrées autour d’un même personnage, dans ce Personnal Shopper, dont le titre ne fait référence qu’à une des dimensions du films. Maureen (Stewart) est donc « personal shopper », elle choisit des vêtements et des bijoux pour une vedette internationale, avec qui elle partagerait exactement les mêmes goûts. Dans un premier temps, la moitié des scènes du film la suivent dans cet exercice et décrivent son quotidien ennuyeux de va-chercher. La deuxième couche du film, amorcée dès la scène d’ouverture, s’aventure dans le genre fantastique, puisque Maureen est également médium et ressent la présence des esprits. Petit à petit, le film révèle que Maureen est hantée par la mort récente de son frère jumeau, avec lequel elle essaie d’entrer en contact. Ces deux lignes parallèles vont ensuite s’effacer pour laisser place à une troisième, plutôt dans le registre du thriller paranoïaque, avant que les trois pistes et les trois genres ne se rejoignent.

Assayas semble s’amuser à mêler ces trois films en un, en confrontant un même personnage à trois genres distincts : le film déambulatoire, le fantastique et le thriller. Il retourne ainsi vers l’esprit de films antérieurs, comme Irma Vep ou Demonlover, dans une veine plus joueuse que celle des récents Après mai et Sils Maria. Dans la seconde partie, il invente pratiquement un nouveau genre, le « SMS-film », dans lequel Kristen Stewart dialogue avec un interlocuteur mystère par messages et écran interposés, presque sans qu’aucun dialogue ne soit prononcé. Le film parvient à créer de la tension et du suspense par l’apparition des messages sur l’écran d’un smartphone, de manière quasiment hitchcockienne. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le début de cette conversation textuelle a lieu à bord d’un train.

L’apparition, qu’il s’agisse de celle des messages, de celle des esprits, ou de celle de l’actrice elle-même – qu’Assayas semble aborder comme une matière brute à filmer, un pur objet de cinéma – est au centre d’un film qui joue avec celle-ci et ses différentes occurrences, comme il joue avec les genres et les ambiances, sans jamais sacrifier à la culture du cliché. Il ne s’agit pas ici de recréer des « jump scares » ou de créer l’attente autour d’un mystère à dévoiler, mais simplement de voir où le cinéma peut aller et ce qu’il peut évoquer sans pour autant faire appel des modèles et des références précises.

Thibaut Grégoire

 

Le Festival de Gand se déroule du 11 au 21 octobre 2016

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FILM FEST GENT 2016 – « Moi, Daniel Blake » de Ken Loach

Le dernier Ken Loach fait l’ouverture du Festival de Gand. Aurait-il occupé cette place s’il n’avait pas remporté la Palme d’Or à Cannes en mai dernier ? Il y a peu de chances. Il est en effet difficile de différencier ce film du tout venant de la production du réalisateur, dont le travail se résume depuis longtemps à filmer de la manière la plus limpide possible des scénarios écrits par Paul Laverty.

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Le film suit Daniel Blake dans son combat contre l’état et les caisses de chômages quand, victime d’une attaque cardiaque, il est jugé inapte à l’emploi par son médecin traitant. Les autorités, ne prenant pas en compte cet avis, l’obligent à chercher du travail sous peine de se voir retirer ses allocations et lui refusent des revenus supplémentaires de maladie. En plus de son combat personnel, Daniel se met en tête d’aider une mère célibataire dans une situation similaire à survenir à ses besoins et à ceux de ses deux enfants.

Nous sommes donc ici dans un récit édifiant, revendiqué comme tel, qui se veut révolutionnaire dans son propos – thèse d’ailleurs appuyée par le discours militant de Ken Loach lors de l’acceptation de sa Palme d’Or. Le gros problème est que la « révolution » chez Loach n’est plus que la réaction à des situations et des états de fait qui le dépassent, accompagnée d’une exhortation à un retour en arrière. Le cinéma de Loach est de gauche car il défend les « petites gens » de manière unilatérale – souvent très manichéenne – mais est aussi profondément réactionnaire, dans le sens où il ne trouve aucune solution dans la société telle quelle est actuellement.

Si le scénario de Laverty est profondément démonstratif – n’hésitant pas à répéter plusieurs fois la même scène pour bien enfoncer le clou, plaçant son personnage impuissant devant des injustices flagrantes dont il semble le seul à s’émouvoir –, la mise en scène désespérément plate de Loach ne fait que mettre en lumière ses faiblesses. Il est d’ailleurs incroyable qu’un cinéaste qui clame haut et fort vouloir résister, faire la révolution, propose aussi peu de révolutions formelles et s’inscrit pleinement dans l’académisme le plus institutionnel.

Mais ce qui agace le plus dans Moi, Daniel Blake, c’est que le film est si caricatural, si schématique et naïf dans les accusations qu’il porte, dans les coups de gueules qu’il pousse, qu’il en devient gênant et contre-productif pour la cause qu’il tend à défendre. Ce naturalisme déterministe et poussé à l’extrême, dans lequel les pauvres sont tous solidaires et les décisionnaires tous insensibles, et dans lequel un personnage malmené ne peut s’en sortir que par la mort, participe de la décrédibilisation complète d’un film qui s’excite tout seul et qui tourne en rond sans se rendre compte de son inaptitude à prendre à bras le corps un combat qui le dépasse.

Thibaut Grégoire

 

Le Festival de Gand se déroule du 11 au 21 octobre 2015

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« Juste la fin du monde » de Xavier Dolan : Famille décomposée

Premier film au casting exclusivement français pour Xavier Dolan, Juste la fin du monde est l’adaptation d’une pièce de théâtre de Jean-Luc Lagarce et l’occasion pour l’auteur de Laurence Anyways et de Mommy de resserrer son cinéma autour d’un presque huis-clos étouffant, comme il l’avait déjà fait avec Tom à la ferme en 2013.

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La pièce et le film montrent le retour dans sa famille d’un écrivain à succès pour y annoncer sa mort prochaine, due à une grave maladie. Mais la pression de ces retrouvailles – avec une mère fantasque, une jeune sœur qu’il a à peine connue, un frère jaloux et une belle-sœur timide mais clairvoyante – et celle d’une cassure originelle dont on ne connaîtra jamais vraiment les tenants et les aboutissants l’empêcheront continuellement de faire son aveu.

L’aspect de drame psychologique en circuit fermé que revêt le prétexte du film – et probablement tout le texte de la pièce de Lagarce – est contourné par le passif du cinéma de Dolan. Alors que l’on pense à plusieurs reprises se trouver dans un règlement de comptes familial – façon Festen ou encore, plus récemment, Préjudice –, les films précédents du jeune cinéaste se rappellent à notre mémoire, comme pour attester d’une certaine légitimité et de l’originalité de son point de vue sur les microcosmes familiaux. Tout comme dans J’ai tué ma mère, Tom à la ferme ou Mommy, la famille est ici présentée comme une cellule oppressante et le rapport à la mère comme ambivalent, tenu par un lien indéfectible, presque mystique, mais également constamment conflictuel ou méfiant.

Le grand pari formel du film est de doubler l’impression d’enfermement en ne recourant pratiquement qu’à des plans serrés – gros plans, inserts, etc. – pour rester au plus près des personnages et de leurs sentiments. La caméra de Dolan scrute ainsi les visages de ses comédiens, et plus particulièrement celui d’un Gaspard Ulliel presque mutique. Ulliel, dans le rôle du fils prodigue de retour dans une famille lui étant devenue étrangère, devient ainsi une sorte de réceptacle d’émotions, emmagasinant toujours avec le même sourire crispé les frictions et les affrontements qui se déroulent sous ses yeux et le touchent parfois de plein fouet sans qu’il ne vacille.

On sent bien que Xavier Dolan essaie de rentrer petit à petit dans un cycle de « maturité » qui n’est peut-être pas ce qui lui va le mieux. Juste la fin du monde est plus « propre » que Laurence Anyways ou que Mommy, plus contrôlé et moins ouvert aux percées de folie ou aux envolées lyriques. Mais le cinéaste se ménage néanmoins toujours un espace pour de tels apartés – ici, par le biais de souvenirs abstraits et musicaux –, qui ressemblent aussi de plus en plus à un système. Après On ne change pas de Céline Dion dans Mommy, c’est Dragostea din tei d’Ozone qui a droit à son utilisation in extenso à l’occasion d’une réminiscence à la fois anecdotique et onirique.

Si Dolan a depuis longtemps ses défenseurs et ses partisans, et se plaît à entretenir cette image d’un cinéaste clivant, à la personnalité trouble, Juste la fin du monde est peut-être le film qui complexifie quelque peu ce clivage, puisqu’il peut produire tour à tour de l’admiration et de l’agacement, la sensation d’être à la fois dans un cinéma d’auteur trop systématisé, qui se complaît dans la confrontation et le malaise – les scènes collectives tendent presque toutes vers une apogée de tension, qui menace sans cesse de basculer dans l’hystérie –, et dans une tentative de faire justement de ce carcan le terrain d’expérimentations sur la mise en scène et la direction d’acteurs.

Les comédiens qui, eux aussi, semblent enfermés dans cet esprit de clivage, évoluent chacun dans un registre différent. Si Gaspard Ulliel et Vincent Cassel s’opposent autant que leurs personnages respectifs dans des styles de jeu aux antipodes l’un de l’autre – l’un dans la retenue constante, l’autre dans l’agressivité d’abord rentrée puis éclatante –, ils tiennent à eux deux le film dans son équilibre instable entre ces deux extrémités et proposent les prestations les plus fortes. Ce qui se trouve au milieu semble dès lors être en flottement, et les trois actrices livrent des performances beaucoup plus inégales : Léa Seydoux s’en tire bien dans cet entre-deux délicat et se calque sur la douceur d’Ulliel et l’agressivité de Cassel selon qu’elle donne la réplique à l’un ou à l’autre, Nathalie Baye ressort un vieux numéro de mère extravagante entre un personnage d’Almodovar et la Anne Dorval de Mommy mais ne convainc pas du tout dans cette fausse folie forcée, tandis que Marion Cotillard se coltine le rôle le plus ingrat d’un personnage en retrait et balbutiant dans lequel elle n’est pas vraiment à sa place.

Outre ses deux premiers, Juste la fin du monde se présente donc comme le film le plus fragile de Xavier Dolan, probablement celui d’une mutation à venir, qui le voit vouloir atteindre une certaine forme de maîtrise scénaristique et de mise en scène, sans non plus se départir de la tendance au débordement qui le caractérise. Ce qui est certain, c’est qu’au jeu de massacre que pourrait induire ce grand rassemblement familial qu’il orchestre, il préfère mettre en exergue les petites réminiscences de lumière et les petits détails qui font naître l’émotion. Et c’est ce qui éloigne son cinéma de toute forme de misanthropie, coutumière de bon nombre de films de festivals.

Thibaut Grégoire

 

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Alain Guiraudie : « Je me suis dit que mourir en s’envoyant en l’air, c’était pas mal »

Avec Rester vertical, Alain Guiraudie met l’accent sur la dimension onirique et symbolique de son cinéma et propose une sorte de road-movie sédentaire, un film qui aborde sans y paraître des sujets politiques et dont le titre sonne comme un slogan. Nous avons rencontré le cinéaste lors de son passage à Bruxelles.

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À la vision du film, on pense d’abord à un road-movie ou à un récit picaresque, mais plus on avance plus on se rend compte que l’on est dans la répétition des mêmes lieux, et dans une sorte de surplace. Avez-vous pensé à déjouer ces genres ?

Je pense que je fais un cinéma assez ludique. J’aime bien prendre des clichés, des choses déjà faites ou déjà vues, et les penser un peu autrement. J’aimais bien l’idée d’un road-movie qui va et qui vient, qui n’est pas linéaire. Mais je ne l’ai pas vraiment pensé comme ça, mais plus comme des histoires qui s’imbriqueraient les unes dans les autres. Certaines évolueraient hors-champ pendant que d’autres avanceraient à vue. Je l’ai plus pensé comme un scénario avec des histoires parallèles que comme un road-movie. Mais ce qui fait penser au road-movie, c’est bien évidemment la route. Ça me plaisait de filmer la route, la distance, l’espace et le temps. Mais en même temps, j’ai évité les passages obligés d’un road-movie, avec le héros qui dort dans sa voiture ou dans un hôtel, puis qui repart. J’ai délibérément choisi de ne pas filmer ça, parce que ça ne m’intéressait pas. Je voulais avoir du passage de paysages, mais oublier ça assez vite et que, au bout du compte, on ait l’impression que le personnage se téléporte d’un endroit à un autre, d’une façon un peu onirique.

Le personnage principal est présenté d’emblée comme une sorte d’aventurier, quelqu’un qui ne tient pas en place, qui est toujours sur la route, mais dans le déroulé du film et dans les images, il apparaît de plus en plus comme sédentaire….

Il est très sédentaire dans la mesure où il tourne en rond. On le retrouve toujours dans les mêmes endroits, mais il ne se fixe pas non plus. C’est quelqu’un qui fuit. Il aime bien se promener dans le causse, puis il veut aller voir ailleurs, mais quand il est ailleurs il veut revenir dans le causse. C’est une sorte d’anguille insaisissable, qui a du mal à se stabiliser. Souvent dans mes films, ce sont des gens qui s’en vont mais qui reviennent toujours. Il aime bien voyager pas loin de chez lui, un peu comme moi. En tout cas, il a besoin d’un point d’ancrage.

Le titre résonne avec plein de choses dans le film et il a plusieurs significations possibles. Est-ce que vous l’avez aussi abordé comme un programme auquel vous tenir ?

Oui, il y a un côté « manifeste » ou même un côté « slogan », surtout avec l’emploi de l’infinitif. Le fait d’avoir utilisé le verbe « rester » à l’infinitif lui donne cette portée-là. La verticalité, ça fait surtout référence à l’homme, qui est l’animal vertical par excellence. C’est la verticalité qui nous fait hommes. Mais j’avais cette envie de manifeste. Rester debout….

Ça entre aussi en opposition avec ce qui arrive au personnage, qui est petit à petit dépouillé de tout…

Oui, il se retrouve bien horizontal, à certains moments. C’était intéressant pour le film et j’ai vraiment fait en sorte de le mettre dans la merde la plus noire, car c’est au moment où il y est qu’il reprend de la verticalité. C’est particulièrement vrai concernant le final, dans lequel il se retrouve face au loup et dans lequel il va affronter sa peur. Il termine le film vraiment debout, en allant affronter l’autre, qui lui fait peur mais qu’il désire en même temps. Il me semble que le film parle beaucoup de ça, de la peur et du désir de l’autre, et de comment on peut s’en dépatouiller.

Vous avez parlé d’une dimension onirique. On a aussi souvent l’impression que le rêve se transforme en cauchemar.

Je suis persuadé qu’il y a quelque chose du surréalisme à fouiller dans le cinéma. J’ai l’impression que l’on peut atteindre à un certain réalisme en étant surréaliste et en refusant le naturalisme. Le but du cinéma est de partir de matières très concrètes – des lieux, des corps – et d’amener ça vers une autre dimension, dans une autre sphère. Ce n’est ni la réalité ni le rêve. C’est un territoire à part qui se trouve entre les deux. Quand je sors d’un rêve, j’ai toujours l’impression de m’être fait un film, et vice versa. Ça fait longtemps que je travaille dans ce sens-là, mais là je me suis dit qu’il fallait éliminer les scènes où les gens se réveillent. Il y a des séquences que j’ai réellement traitées comme des rêves, mais sans que personne ne se réveille à la fin. Et l’histoire continue comme si de rien n’était. L’idée était d’être dans une frontière trouble entre rêve et réalité, de manière à trouver ce territoire à part qu’est le cinéma.

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Dans le film, vous abordez aussi des sujets de société, mais par des chemins détournés, pour les amener sur le territoire onirique. Actuellement, on entend et on lit beaucoup que le cinéma manque de conscience politique (voir les différents textes des Cahiers du cinéma sur le sujet). Essayez-vous de réveiller cette conscience, de manière presque innocente ?

Je me sens très concerné par la politique et donc, forcément, cela transparaît dans mon cinéma. Mais quand j’étais jeune, le cinéma politique, pour moi, c’était Costa-Gavras et Yves Boisset. C’est-à-dire des gens qui se satisfaisaient de dénoncer les injustices dans le monde. Mais finalement, dénoncer les injustices, les journalistes le font bien, on n’a pas vraiment besoin du cinéma pour ça. Petit à petit j’ai découvert des cinéastes qui abordaient la question politique d’une autre manière, comme Buñuel, Glauber Rocha ou même Godard. Je ne suis pas vraiment un grand fan de ses films mais Godard a tout de même été très important à ce niveau-là, dans le lien qui se fait entre la politique et la vie du monde, la vie de la cité, le tout avec un vrai projet esthétique et dans l’idée de donner à voir un autre monde possible. Je pense que, cinématographiquement, l’enjeu politique se trouve là. Mais j’ai un vrai problème à faire un film politique en bonne et due forme, en prenant un thème social et en essayant d’apporter des solutions. J’arrive à entrevoir des choses du domaine de la solidarité et de nouveaux rapports entre les hommes, mais plutôt dans l’intime. J’essaie de mettre la question intime au centre de la politique, de la vie sociale. Maintenant, j’ai aussi l’impression que ça devient révolutionnaire de montrer d’autres corps, de montrer le jeu du désir chez les paysans ou les ouvriers. Érotiser ce monde-là est devenu un vrai enjeu politique car le cinéma l’a complètement perdu de vue. À part les Dardenne, Bruno Dumont et moi, je ne vois pas énormément de cinéastes qui mettent ce monde-là au centre de leur cinéma. Alors que du temps de John Ford, il me semble que c’était vraiment l’enjeu majeur. Et en plus, quand on regarde la presse ou la télé, on a l’impression que tout ce monde-là est exclu de l’homosexualité, de la sexualité et même de la sensualité. Donc ça devient un geste politique de remettre ça sur la table.

Le film se termine sur deux hommes fixes, qui ne peuvent plus bouger, statufiés un peu comme des figures mythologiques…

Oui, ils prennent une allure très mythique et très biblique. L’image de ces deux hommes qui se retrouvent côte à côte, dont un avec un agneau dans les bras, est lourde de sens et de symboles. C’est une des rares fois où j’ai été surpris par la portée de ce que j’avais en tête. Je ne peux pas dire que j’ai forcément pensé à la Bible en l’écrivant mais, très vite, cette idée du loup et de l’agneau qui se font face, et de cette utopie biblique qui veut qu’ils se réconcilient, m’a frappé. De toute façon, j’ai beau être athée, je suis né dans une société judéo-chrétienne dans laquelle la Bible est une base mythique forte. C’est ma mythologie à moi et le fond culturel commun que je partage avec mes contemporains occidentaux. Je reviens donc à ça de manière intuitive et c’est par après que j’en prends conscience. Quand j’ai tourné le plan, j’ai été frappé par l’émotion qui s’en dégageait. C’est vraiment le dernier plan que l’on a tourné et j’ai cherché à garder cette émotion tout le long du montage. J’ai essayé de la préserver au maximum. Je vais de plus en plus vers ça, un cinéma qui construit des images qui entrent en résonnance avec des choses de l’inconscient collectif. Et que ce soit plus porteur d’une émotion que d’un message ou d’un postulat théorie. J’essaie de plus en plus de m’éloigner de la théorie ou de l’intellectualisme.

Plus encore que dans vos autres films, le sexe est ici lié à la vie et à la mort…

C’est la première fois que je relie le sexe à ce point-là à la naissance et à la mort, effectivement. En règle générale, je ne parle jamais du sexe comme étant lié à la reproduction. C’est quelque chose qui ne veut a priori rien dire pour moi. Mais ici, c’est un film presque existentialiste et j’ai donc quand même voulu lier le sexe à l’existence et à l’existentiel. Je fais des ponts entre le sexe et le désir, et le désir est pour moi le moteur de la vie. Pour ce qui est du lien entre le sexe et la mort, c’est quelque chose que je n’explique pas vraiment. Je sais que c’est là, mais encore une fois c’est très intuitif. En fait, je me suis surtout posé la question de ce que pourrait être la plus belle mort, et je me suis dit que mourir en s’envoyant en l’air, c’était pas mal.

Il y a toujours une part de comédie dans vos films, mais elle est peut-être un peu moins développée que d’habitude dans Rester vertical. Comment réglez-vous le curseur entre comédie et tragédie ?

Je pense que le film était beaucoup plus du côté de la comédie à l’état de scénario et qu’il a glissé petit à petit dans le côté sombre au moment du tournage et surtout du montage. Certains personnages à teneur dramatique ont pris plus de place par rapport à d’autres, plus comiques. Je trouve que l’équilibre entre comédie et tragédie s’est surtout trouvé au montage. Je me suis dit, par exemple, que pour une belle scène de comédie, j’étais en train de minimiser la portée de moments plus dramatiques et marquants. J’ai eu peur de casser l’émotion. Peut-être qu’un jour, je ferai un film plus punk, dans lequel je n’aurai pas peur de casser le rythme et d’abolir les frontières entre drame et comédie. Mais j’aime bien raconter des histoires et aller au bout de celles-ci. Le scénario était beaucoup plus digressif, il allait un peu dans tous les sens, et on a beaucoup resserré au montage. À un moment donné, il faut écouter le film et ne pas rester campé sur ses positions de départ et sur le scénario. Moi-même, j’ai souvent tendance à faire ça, mais quand on voit qu’il y a quelque chose qui ne prend pas, je pense qu’il ne faut pas hésiter à couper des scènes. Parfois, ce n’est pas forcément moi qui ait l’idée de couper une scène, d’aller dans une direction plutôt que dans une autre, mais il faut se rendre à l’évidence devant un résultat qui fonctionne ou qui ne fonctionne pas.

Propos recueillis par Thibaut Grégoire

 

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« Rester vertical » d’Alain Guiraudie : L’homme est un loup…

Alors qu’il avait probablement élargi son public tout en restant fidèle à sa radicalité, avec L’Inconnu du lac, Alain Guiraudie revient à une veine plus âpre de son cinéma et appuie sur la dimension cauchemardesque de la direction onirique qu’il fait habituellement prendre à ses récits et à sa mise en scène. Truffé de paraboles et d’allégories sociales et politiques, Rester vertical peut également être vu uniquement comme une déambulation dans la psyché d’un homme en déséquilibre.

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Errant en Lozère à la recherche d’inspiration et espérant voir des loups, un jeune scénariste du nom de Léo tente dans un premier temps d’aborder un très jeune homme sur le bord de la route en lui faisant miroiter un casting pour le cinéma. Plus tard, il rencontre une bergère, Marie, avec laquelle il fait très vite un enfant. Tandis que Léo ne cesse d’aller et venir, indomptable et toujours en mouvement, Marie le quitte en lui laissant l’enfant. Léo trouve une certaine stabilité avec son bébé, dans la ferme de son beau-père, mais est sans cesse attiré vers l’ailleurs et particulièrement par ce jeune homme croisé auparavant ainsi que par le vieil homme qui l’héberge.

Si le programme que promet le titre semble résonner comme un mantra, voire comme un slogan politique, il apparaît très vite comme le but ultime que se fixera son personnage, petit à petit dépouillé de tout ce qui le fait rester debout, justement. Convoquant des figures magiques et mythologiques, des personnages irréels et des apparitions parfois fantomatiques, Guiraudie confronte cette dimension de conte, de rêve éveillé, à la dureté d’une réalité qui vient tordre le rêve et le transformer en cauchemar, ainsi qu’à celle des sentiments – rarement partagés, souvent en décalage, arrivant trop tôt ou trop tard – et, surtout, à celle du sexe, qui guide les hommes dans la vie mais aussi jusqu’à la mort.

Dans un final qui donne une nouvelle signification – peut-être la seule qui vaille – à ce titre mystérieux, c’est la dureté de la nature qui reprend le dessus. Elle contemple l’homme ramené à sa condition animale et celui-ci la contemple en retour de manière fataliste. Enfin face au loup, l’homme doit rester vertical et ne pas fléchir, comme figé dans une pause éternelle, incapable de bouger, statufié tel une divinité antique.

Thibaut Grégoire

 

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« Victoria » de Justine Triet : Comédie d’auteur et d’acteurs

Remarquée avec son premier long métrage (La Bataille de Solférino, en 2013), Justine Triet avait, avec son second film, les honneurs de l’ouverture de la Semaine de la Critique lors du dernier Festival de Cannes. Victoria est une comédie ciselée dans la veine hollywoodienne classique, sur le terrain du film d’auteur français, à la fois très écrite et laissant le champ libre à une folie contrôlée et à un trio d’acteurs époustouflant.

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Invitée à un mariage, l’avocate pénaliste Victoria Spick y retrouve son ami Vincent ainsi que Sam, un ancien dealer qu’elle avait autrefois défendu. Le lendemain, Vincent se retrouve accusé de tentative de meurtre par sa compagne, qu’il aurait poignardé dans le ventre durant la réception du mariage. Tandis que Victoria accepte de défendre Vincent, cédant au chantage affectif exercé sur elle par celui-ci, elle recueille dans son appartement Sam, qui devient son jeune homme au pair, s’occupant de ses filles et l’assistant de loin dans son travail. Alors que les limites entre sa vie professionnelle et sa vie privée sont de plus en plus troubles, Victoria doit aussi gérer un ex-compagnon écrivain, qui déballe sur un blog littéraire les secrets de leur intimité passée.

Tout comme dans La Bataille de Solférino – dans lequel une jeune mère de famille doit gérer à la fois ses jeunes enfants, l’arrivée intempestive de son ex et son travail de journaliste en plein jour d’élections présidentielles – Victoria met en son centre un personnage féminin plongé au cœur d’une crise dans laquelle le privé et le professionnel se mêlent de manière parfois indistincte. Mais là où son premier film privilégiait la prise sur le vif, l’intrusion de la fiction dans un contexte quasiment documentaire et un resserrement de l’action sur une seule journée, Justine Triet ouvre son cinéma à des influences plus populaires et va chercher du côté de la comédie américaine classique.

Accoutumée des comédies romantiques « gentilles » et après deux incursions, comme second rôle, dans un cinéma d’auteur plus exigeant – chez Mouret et Verhoeven – Virgine Efira trouve enfin un premier grand rôle à sa mesure, dans un film à la fois drôle et intelligent, qui repose également beaucoup sur sa performance et son tempérament comique. On voit tout de suite ce qui a pu intéresser Justine Triet chez cette actrice et son passif : un ancrage totalement populaire, un physique très marqué de grande blonde typée et une capacité à s’adapter à la comédie dans tout ce qu’elle a de plus démythifiant.

Si le film table beaucoup sur ses personnages – également les excellents Vincent Lacoste et Melvil Poupaud, respectivement en amoureux discret et en ami envahissant –, il est aussi servi par des dialogues savoureux et traversé de visions burlesques – les deux témoins principaux au procès de Vincent sont un chien jaloux et un chimpanzé photographe. Victoria échappe à toute sorte de classification qui gangrène la comédie française. Ni comédie romantique, ni film de procès, ni chronique d’une jeune quarantenaire en crise, le film aborde pourtant toutes ces dimensions sans s’installer dans l’une d’elle. Justine Triet parvient, avec ce deuxième long métrage, à casser les clivages entre cinéma populaire et cinéma d’auteur et offre un vrai film réconciliateur, fédérateur sans être consensuel.

Thibaut Grégoire

 

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