Critique et analyse cinématographique

« A Touch of Sin » de Jia Zhang-ke : Pour la justice du cinéma

Depuis le milieu des années 90, le cinéaste chinois Jia Zhang-ke s’applique à dépeindre le climat social et général qui règne sur son pays, en mêlant une méthode documentaire et une forme fictionnelle. Avec A Touch of Sin, il semble se trouver à un tournant de son œuvre, où le documentaire s’efface presque totalement derrière la fiction et le pouvoir du cinéma.

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Avec sa scène d’ouverture, tout droit sortie d’un western – ou d’un film de Tarantino –, Jia Zhang-ke brouille les pistes tout en affirmant la différence de ce film par rapport à ses précédents. Sur une route montagneuse, un homme à moto tombe dans un guet-apens. Si la propension au réalisme du cinéaste voudrait qu’il se fasse racketter et humilier sans broncher, il n’en est rien puisque l’assailli devient vite l’assaillant lorsque celui-ci sort un revolver de sa veste et tue un par un ses agresseurs. Un peu plus loin sur la route, l’homme à la moto croisera un camion d’orange déversé tandis que la séquence se terminera par une explosion inattendue.

Le film s’ouvre donc comme un film de genre et semble a priori se donner comme tel, comme pour prévenir son spectateur que le chemin n’est pas tout tracé. S’il est vrai que la suite du récit – ou des récits – s’inscrit d’avantage dans un réalisme social plus familier au cinéma de Jia Zhang-ke, il emprunte malgré tout, dans ses chutes successives, beaucoup à des codes que l’on aurait jamais soupçonné voir dans un film de ce réalisateur.

Divisé en quatre parties très vaguement liées entre elles mais toutes représentatives de l’état de délitement de la Chine contemporaine et de l’effet du capitalisme sur les plus basses couches de la population, A Touch of Sin suit des personnages placés dans des situations intenables par le système hiérarchique et la corruption qui le ronge, jusqu’à un point de non retour qui s’oppose à eux comme un mur dressé. Chaque histoire se clôt par ce point de rupture qui, en termes de cinéma, se traduit presque systématiquement par le surgissement du genre.

Poussés dans leurs retranchements, les quatre personnages se livrent à des actes irréversibles dont la violence extrême ne peut apparaître à l’écran que derrière le déguisement d’une scène de film d’action ou de sabre. C’est comme si la réalité avait les avaient usés au point de les conduire à franchir le pas de la fiction et de se rendre dans un territoire où prendre les armes ne conduit pas forcément en prison. Chaque histoire se termine d’ailleurs avant que la justice officielle n’ait pu faire son œuvre, à un moment où un semblant de dignité a été rendu à ces personnages.

Malgré les apparences, il ne s’agit pas non plus de faire l’apologie de la justice personnelle, écueil qui aurait pu gangréner cette intrusion du cinéaste dans le domaine du genre. C’est précisément en changeant son fusil d’épaule et en passant d’un versant « documentarisant » à la manière forte du choc fictionnel que Jia Zhang-ke évite de tomber dans ce piège. Plus que la vengeance sanglante d’individus, c’est la revanche d’un peuple, d’une classe sociale, qui est rendue possible par le prisme du cinéma. Si dans la réalité, ces faits divers se soldent par un retour à l’ordre établi et par une sentence prononcée par les pouvoirs en vigueur, au cinéma, justice est rendue à l’opprimé par l’écriture et le montage.

Afin de ne pas se complaire dans une vision biaisée des choses, et pour amorcer un retour forcé à la réalité, le film clôt malgré tout son quatrième récit par un retour brutal de ce réel implacable. Le jeune protagoniste du dernier épisode ne prendra pas de revanche sur ce monde qui l’oppresse, il décidera tout simplement de s’en extraire. Il ne faut donc pas se fourvoyer, Jia Zhang-ke n’est pas devenu en un seul film un cinéaste du fantasme fictionnel. Il a tout simplement exploré une possibilité de son art, celle de renverser le cours des choses, le temps d’une œuvre. Mais qu’il utilise cette méthode ou une autre, il ne cessera jamais de parler de la société et de la justice de son temps, comme le reprécise la dernière séquence du film, une scène d’opéra chinois qui démontre que, de tous temps, l’art a toujours tendu à parler de réalités contemporaines.

Thibaut Grégoire

3 Réponses

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  3. A touch of Sin est une oeuvre esthétiquement irréprochable et on ne peut que saluer le réalisateur. Mais, la mise en scène est parfois un peu lente et lourde. On en retient un beau film mais pas un chef d’oeuvre http://wp.me/14tGk

    décembre 28, 2013 à 16:08

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