Critique et analyse cinématographique

« Borgman » d’Alex Van Warmerdam : Intrusions

Présenté en compétition lors du dernier festival de Cannes, le huitième film du hollandais Alex Van Warmerdam aurait pu prétendre sans problèmes au Prix du scénario, mais est finalement reparti bredouille, peut être à cause de sa mise en scène un brin classique pour son sujet. Malgré tout, cette fable surréaliste et très noire mérite que l’on s’y attarde.

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Au début du film, trois hommes-taupes – ils vivent sous terre, dans des huttes construites à cet effet – sont délogés par des autochtones mécontents, dont un curé brandissant allègrement le fusil. On voit déjà, dans cette première scène, la volonté du réalisateur de provoquer en détournant des valeurs ancrées dans l’inconscient collectif. Ici, pas de charité chrétienne, puisque c’est carrément la religion qui chasse le mendiant de son abris, par la violence.

C’est encore de la provocation dont on est témoins dans la scène suivante, mais cette fois-ci directement perpétrée par le personnage principal. Borgman, l’un des hommes-taupes, sonne à une maison bourgeoise d’une banlieue résidentielle, et demande à prendre un bain. Après avoir sous-entendu qu’il connaissait très bien la femme de son interlocuteur, il se fait tabasser par le mari ulcéré. Borgman provoque le milieu bourgeois en s’attaquant à ses fondements, et cela pour mieux pouvoir l’ébranler de l’intérieur par la suite.

Attendrie par cet homme meurtri, la maîtresse de maison le recueille au nez et à la barbe de son mari en le faisant loger discrètement dans la cabane du jardin. C’est le début de l’intrusion de Borgman dans cette famille, et le début de son entreprise de pervertissement de toutes les fausses valeurs qu’elle recèle. A partir de là, le film devient pratiquement un huis-clos, puisqu’il se passe presque exclusivement dans cette maison et ses alentours. Mais il s’agit d’un huis-clos ouvert à l’extérieur puisque constamment investi par des éléments a priori indésirables.

Petit à petit, Borgman prend ses marques dans cette maison qu’il envahi subtilement, y déambulant à pas feutrés tel un loup invisible, passant derrière les habitants des lieux sans se faire remarquer. Puis ce sont d’autres envahisseurs qui débarquent subrepticement. D’abord des chiens, dont on ne sait ce qu’ils sont ni d’où ils viennent, ensuite de mystérieux adjuvants – deux hommes et deux femmes.

Cette prise de possession de l’espace, cette intrusion physique, s’accompagne d’une intrusion d’un autre type : celle du fantastique dans le récit. Borgman contrôle les rêves de la femme en s’asseyant sur elle pendant la nuit. Il parvient à s’immiscer dans son esprit et à ainsi la persuader qu’elle doit se débarrasser de son mari. Au-delà de cet envoûtement, les techniques qu’il emploie pour tenir toutes autres personnes à l’écart du couple qu’il vise s’apparentent également à des tours de sorcelleries. Sans faire de bruit, la magie opère et le quotidien bascule dans l’étrangeté.

La posture du film est de poser un maximum de questions à son spectateur sans jamais réellement y répondre. Il se situe ainsi à la fois dans un fantastique onirique « à la » David Lynch et dans un surréalisme absurde aussi déstabilisant que stimulant. Si le film tient donc surtout par l’originalité de son scénario et sa richesse symbolique, il peut néanmoins décevoir par sa mise en scène un peu trop illustrative et par son esthétique passe-partout, comme si la force du scénario paralysait, en quelque sorte, la mise en images. Mais ce bémol ne gâche néanmoins pas la sensation d’avoir découvert une véritable voix d’auteur.

Thibaut Grégoire

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