Critique et analyse cinématographique

« Shokuzai » de Kiyoshi Kurosawa : Temps irréel

Diffusé à la télévision sous la forme d’une mini-série au Japon, avant de sortir au cinéma en deux parties en France, Shokuzai sort enfin en Belgique, distribué selon le souhait du réalisateur en un seul bloc agrémenté d’un entracte, ce qui permet aux exploitants de faire payer le prix double pour cette séance exceptionnelle.

21000229_201304191944401

De prime abord, la beauté et la précision de la mise en scène de Kurosawa éloigne tout sentiment de voir une série télévisée sur un grand écran. Même si l’aspect feuilletonesque apparaît bel et bien dès la fin de l’introduction, la subdivision en chapitres, chacun attribué à un personnage déterminé, n’est pas aussi clairement délimitée que les épisodes d’une série.

L’intrigue démarre donc par le meurtre sauvage d’une petite fille, dans un village de province. Quatre écolières, témoins indirects du meurtre, ne se souviennent pas du visage du meurtrier et se voient obligée par la mère de la victime de faire pénitence jusqu’à ce que le coupable soit retrouvé et la mort de sa fille vengée. Les quatre chapitres qui suivent cette mise en place se déroulent tous quinze ans plus tard et prennent isolément les quatre filles pour exposer les effets de cet événement traumatique sur leur évolution. Le cinquième chapitre se consacre à la mère de la victime, personnage omniprésent et spectral, pour révéler in fine les tenants et les aboutissants de ce mystère ravageur, qui prend ses sources dans un passé encore plus lointain.

Si les révélations sur le meurtre arrivent bel et bien en bout de course, de manière étonnamment explicative, les chemins de traverse empruntés par Kurosawa pour dresser à la fois un portrait cruel d’une société et de ses coutumes, et une véritable fresque feuilletonesque, rendent le film (puisqu’il s’agit bel et bien maintenant d’un film de cinéma) et l’expérience de sa vision en continu, vraiment uniques.

D’abord intriguant et déroutant par sa durée et son ampleur assumées, le film se déploie à sa manière et accroche son spectateur avec un véritable phénomène d’addiction, dès le premier chapitre, plus long et moins tendu que les suivants. Cette histoire surréaliste de poupée vivante opère un véritable envoûtement, et marque d’ores et déjà une cassure avec l’introduction. La suite confirme cette impression de rupture et le morcellement en chapitres de durées inégales, aux tons propres et aux personnages indépendants (même le thème musical diffère d’un épisode à l’autre), donne à cette fresque d’un genre particulier une dimension de gigantisme, tout en restant profondément intimiste.

Jouant aussi bien avec les codes de la comédie de mœurs qu’avec ceux du polar ou du film de fantômes (Kurosawa est aussi un réalisateur de films de genres), le cinéaste crée un univers autonome, une dimension parallèle, dans laquelle le temps (celui de l’action comme celui de la vision) semble suspendu et malléable à l’envie. C’est cette suspension à la limite de la réalité qui fait de son film une véritable expérience de spectateur, à savourer de préférence en salle.

Thibaut Grégoire

Une Réponse

  1. Pingback: Top 10 2013 | CAMERA OBSCURA

Laisser un commentaire