Critique et analyse cinématographique

« A perdre la raison » de Joachim Lafosse

Retour sur les enjeux et les questions soulevées par le film de Joachim Lafosse autour de l’affaire Geneviève Lhermitte : la radioscopie distanciée d’une descente aux enfers.

Il y a des films dont la réception publique et critique est tout simplement inexpliquable. Inexicable est la manière dont le film a fait parler de lui dans les médias belges, soulevant plus de questions de société ou d’éthique élémentaire que de débats cinématographiques. Tout aussi inexplicablle est l’extreme bienveillance avec laquelle le fillm fut accueilli en France, lors de sa présentation au Festival de Cannes, évitant toute forme de polémique quant au bien fondé de sa démarche. Attendu avec méfiance d’un côté, accueilli comme le messie de l’autre, Lafosse ne méritait sans doute ni l’un ni l’autre.

Signe des temps, l’argument principal des défenseurs du film, qui apparaît comme indiscutable, est le choix « radical » du metteur en scène de ne pas prendre parti et d’adopter un point de vue distancié vis-à-vis de ce qu’il filme. En se contentant de mettre bout à bout les scènes de ce qui constitue sa version des événements, Lafosse aurait ainsi évité les pièges du manichéisme et atteint à une sorte de « vérité » absolue, à l’ombre de tout soupçon. Comme si l’absence de point de vue était une posture d’auteur. Si cette conception est absurde en soi, elle s’avère également fausse, puisque si, en grand seigneur, le metteur en scène s’interdit de juger son personnage principal (Murielle, incarné par Emilie Dequenne), il ne se prive pourtant pas de dépeindre en forçant le trait la relation ambigüe et ostensiblement malsaine qui lie le mari de celle-ci-à son père adoptif, le docteur Pinget. Dans ce trio, Lafosse fait son choix assez tôt dans le film et prend clairement parti pour l’un de ses membres, au détriment des deux autres. L’ « auteur » prend donc parti, tout en faisant mine de ne pas prendre position.

Tout au long du film, il est très difficile de cerner le style et les choix de mise en scène de Joachim Lafosse. Il y a pourtant bel et bien un parti pris esthétique parcourant tout le film. Lafosse a choisi de cadrer une large majorité de ses plans en laissant des éléments flous en amorce ou en filmant de l’extérieur les lieux proprement dits de l’action. Il appuie ainsi cette position de distance par rapport à ce qu’il montre, tout en faisant le plus de gros plans possibles, histoire de coler au plus près de l’humain et de ses réactions. C’est bien là la plus grande contradiction qui sous-tend tout son film : il prétend dépeindre des faits objectivement et intégralement, en lorgnant par le petit trou de la serrure, mais veut également faire apparaître la part d’humain et de sentiments des personnages qu’il scrute.

Le film, incohérent aussi bien dans sa ligne esthétique que dans sa ligne morale, devient carrément obscène lors d’une séquence se voulant décisive dans le déroulé du récit. Au volant de sa voiture, de retour chez elle, Murielle se met à chanter à tue-tête sur l’air de « Femmes, je vous aime » de Julien Clerc, laissant transparaître toute sa détresse. Cette scène intervient peu avant le grand « climax » du film, révélateur de la tragédie vers laquelle tend tout le film. Cette scène musicale, filmée en plan séquence, et apparaissant de prime abord comme un temps de respiration narrative, devient la pièce charnière de l’entreprise de manipulation du réalisateur.S’il y a bien distanciation, celle-ci n’est là que pour amplifier l’impact de cette scène fatidique sur le spectateur, censé s’émouvoir, voire s’identifier à la détresse du personnage.

Cette identification illégitime, intervenant in-extremis, est censée faire ressentir un malaise au spectateur, et le pousser à se remettre en question. Elle est en réalité surtout utile au cinéaste pour appuyer lourdement sa pénible démonstration que le spectateur n’est qu’un bloc d’émotion facilement manipulable. Son regard et son ressenti sont aiguillés par les images qu’il reçoit des médias, mais une autre version des faits peut lui fair adopter un avis diamétralement opposé, pour autant que cette version soit assez convaincante. Lorgnant ainsi du côté d’Hanneke, sans en avoir la puissance esthétique ou théorique, Lafosse s’érige en petit donneur de leçon, sans avoir l’air d’y toucher, caché derrière son mur de distanciation.

Thibaut Grégoire

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