Critique et analyse cinématographique

« Promised Land » de Gus Van Sant : Le fond et la forme

Quinze ans après Good Will Hunting, et dix ans après Gerry, Matt Damon confie à nouveau un scénario qu’il a écrit à son ami Gus Van Sant. De ce scénario, coécrit avec l’acteur John Krasinski, on pouvait redouter qu’il fût soit une gentille fable écolo, soit une dénonciation politiquement correcte faite pour se donner bonne conscience. Mais ces pièges sont savamment évités par le déplacement  d’une interrogation écologique et terre à terre – à laquelle un film de fiction ne pourrait pas apporter toutes les réponses nécessaires – vers une problématique plus vaste. Sans réellement universaliser son propos – puisque le récit reste concentré sur un village américain, et sur un personnage avec ses particularités – il se pose une question universelle, celle du bien et du mal.

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Sous ses airs de classicisme, le film place son action et ses personnages de manière singulière et originale. Le personnage principal n’est ni un héros positif, ni un antihéros, c’est un homme bien au service d’une mauvaise cause.  Steve Butler est le représentant d’un grand groupe énergétique, dépêché sur place pour convaincre les habitants d’une petite ville agricole de céder leurs terrains, en vue de l’exploitation du gaz de schiste qui y est enfoui. A la fois commerçant et peu sûr de lui, Butler est surtout intimement convaincu du bien fondé de sa cause. Il vient lui-même d’une petite bourgade qui a sombré économiquement, et croit sincèrement que les contrats proposés aux autochtones par son entreprise aideront la ville à se remettre à flot. Rassuré par la toute puissance de son employeur, il n’hésite pas à faire comprendre à l’un de ses interlocuteurs qu’il a les cartes en main, et que c’est dans l’intérêt de la ville de coopérer.

Lorsque la légitimité de ce qu’il défend est remise en cause et que la question écologique est posée, Butler perd soudain toute confiance. Il ne peut plus s’appuyer sur la fiabilité de ce qu’il est venu vendre mais doit mettre en œuvre une entreprise de séduction, ce dont il semble totalement incapable. En face de lui, a contrario, il trouve un adversaire qui n’hésite pas à user de son charme et de son bagout pour convaincre son auditoire. Après qu’un vote en faveur ou non de l’extraction soit proposé par une partie des citoyens, un militant écolo débarque de nulle part et démarre une campagne pour le « non ». Avec son histoire personnelle d’une exploitation familiale coulée par l’extraction du gaz, il se met à gagner du terrain auprès des habitants, tout en n’hésitant pas à narguer Butler et a utiliser des armes et des arguments à la limite de l’honnêteté. C’est là tout le sel de ce face-à-face : le grand capital sans scrupules est défendu par un honnête homme et la cause la plus noble par un individu plus trouble.

Butler se voit alors échouer petit à petit, à la fois dans le combat qu’il mène pour son entreprise, mais également sur le plan sentimental. Il se voit en effet ravir la fille qui lui plaît par son rival. Paradoxalement, plus il perd du terrain, plus les gens autour de lui commencent à l’apprécier et à lui reconnaître des qualités. On lui dit qu’il est un homme bien, et peut-être commence-t-il à s’en convaincre. Dans la dernière ligne droite, un twist scénaristique rebat toutes les cartes, et les frontières entre le bien et le mal sont une nouvelle fois redessinées. Butler découvre n’avoir été que le pion d’un énorme jeu de dupes, et cela sera le déclencheur d’une prise de conscience plus général. L’homme bien qu’il n’a jamais cessé d’être semble se réveiller dans un dernier sursaut, et dans un final optimiste bien qu’en demi-teinte.

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Si la problématique du film est très intéressante, il n’en reste pas moins qu’elle s’articule principalement autour de son intrigue et de ces personnages, extrêmement bien écrits. Ce qui aurait pu n’être qu’un habile film de scénario est cependant hissé à un autre niveau par la manœuvre subtile de Gus Van Sant, débarqué sur le projet quelques semaines avant le tournage. Comme dissimulé derrière sa mise en scène épurée, il tire du matériel de base un film aussi fluide que singulier. Gommant tout artifice, et se limitant à un filmage extrêmement classique, il parvient toutefois à rendre son film constamment intéressant. Ce qui fait la beauté du film, dans son ensemble, c’est l’authenticité des lieux filmés et des personnages qui y évoluent. L’intelligence de Van Sant est d’avoir compris cela et de s’être partiellement effacé au profit de ces qualités. Ce qui ne l’empêche tout de même pas de reprendre le dessus à quelques reprises, et notamment lors de deux scènes en particulier.

Dans la première, le discours bien rôdé de Steve Butler est pour la première fois remis en cause par l’érudition inattendue d’un membre de la communauté. Trop confiant dans la suprématie de sa boîte, Butler s’est permis de faire la fête la veille et se trouve donc légèrement diminué face à cet assaillant en pleine possession de ses moyens. Debout dans les gradins d’une salle de sport transformée pour l’occasion en salle de conférence, le contradicteur toise Butler, seul dans l’arène, et le noie sous ses arguments. Rabaissé par la mise en espace et par le cadre, Butler passe en quelques plans de dominant à dominé. Cette inversion des statuts est signifiée uniquement par la mise en scène.

Dans la deuxième scène, Van Sant semble vouloir retourner et parodier un certain didactisme dont le film aurait éventuellement pu pâtir, vu son sujet. Devant une classe de primaire, le vrai/faux militant écolo, explique à grand renfort de démagogie, les effets néfastes de l’extraction du gaz. Usant de parallèles grossiers et d’effets visuels choquants, celui-ci parvient à captiver et à remporter l’adhésion de son jeune auditoire. Par cette séquence, d’autre part assez drôle, Gus Van Sant signifie qu’il ne prend pas son public pour des idiots ou des enfants, et se moque en filigrane de ce qu’aurait pu donner un tel film, trop didactique ou unilatéral. Il estime que le spectateur est assez intelligent pour se faire une opinion par lui-même, soit sur base de ce qui lui est montré dans le film, soit sur base des informations qu’il aura collectées de sa propre initiative.

S’il déploie sa petite musique particulière – par sa beauté visuelle due aux lieux filmés et par son humanité naturelle découlant de la vérité de ses personnages – Promised Land est aussi et surtout un grand film dialectique, qui instaure avec son public une relation de confiance et de complémentarité, permettant à celui-ci d’étendre sa réflexion à plusieurs domaines. Tout comme il l’attend de son spectateur, le film réfléchit également par lui-même, puisque d’une problématique actuelle et précise, il élargit son propos à une réflexion sur le capitalisme, la démocratie et la conscience politique des individus.

Thibaut Grégoire

3 Réponses

  1. Pingback: Comparatif : « No » de Pablo Larrain / « Promised Land » de Gus Van Sant | CAMERA OBSCURA

  2. Très belle écrite, très écrit, qui me convainc presque que le film est bon et que je me suis trompé dans ma critique. Mais mon impression première fut négative : trop de manichéisme, des romances sans intérêts, un sujet écolo non traité, trop de partis pris, des scènes guimauves. Tout ça est expliqué dans ma critique http://bit.ly/1cKhauA tu comprendras mieux mon point de vu.

    novembre 12, 2013 à 01:39

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