Critique et analyse cinématographique

« Alps » de Yorgos Lanthimos : Le théâtre de la mort

Depuis son précédent film, Canine, on connaît la propension de Yorgos Lanthimos à décrire des microcosmes autoritaristes. En disséquant des cellules arbitraires, dans lesquelles l’incongruité est perçue comme la norme, c’est ni plus ni moins la perversité des systèmes fascistes qu’il décrit. Après le noyau familial dans Canine, il s’attaque au cas particulier de la société secrète.

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« Alps » est le nom de cette drôle de société, ce groupe hétéroclite formé d’hommes et de femmes, qui ont comme credo de remplacer les gens après la mort, auprès de leurs proches. Sous la coupe d’un gourou du nom de Mont-Blanc, ils passent d’un foyer à un autre et endossent plusieurs identités, jusqu’à parfois en oublier la leur propre.

Lanthimos décrit une configuration proche de celle du cinéma, ou du théâtre, dans laquelle Mont-Blanc serait le metteur en scène tyrannique, et les « alpes » les acteurs qu’il façonne et manipule comme des marionnettes. Derrière cette allégorie, c’est à la fois la condition de l’acteur et la condition humaine qui est ici dépeinte. L’acteur endosse les rôles qui lui sont arbitrairement distribués et passe constamment d’une représentation à une autre.

Mais l’acteur est aussi, pour Lanthimos, bien plus qu’une coquille vide, malléable à l’envi. Jouer la comédie implique une pulsion morbide. Comme des acteurs, les « alpes » donnent chair à des êtres sans vie. Un acteur serait donc également une sorte de sorcier capable d’animer l’inanimé, de faire revivre les morts. Mais c’est aussi et surtout quelqu’un qui joue avec les émotions des autres tout en dépendant du désir de ceux-ci.

Ce qui fait la richesse de Alps, c’est qu’au-delà de cette allégorie du métier d’acteur, et derrière ses plans fixes construits au millimètre près, le film offre bien d’autres niveaux de lecture. Ainsi, on pourrait aussi l’envisager comme une histoire de fantômes, avec ses morts qui continuent de vivre. Le spectateur, s’il doit de prime abord prêter attention pour saisir tous les éléments à sa disposition et reconstruire le puzzle narratif offert par le cinéaste, est ensuite libre de naviguer comme il veut dans le film et de se l’approprier. Mais, dans la dernière ligne droite, il se voit quand même aiguillé dans une direction plus précise, celle des conséquences de l’autoritarisme.

Victimes du déséquilibre constant auquel ils sont soumis, les « alpes » sombrent peu à peu dans la schizophrénie et se mettent à avoir des envies et des pulsions qui ne sont pas les leurs. L’une d’entre eux ira jusqu’à se prendre pour l’un de ses rôles. Ne sachant plus où se situe sa vraie vie, sa vraie personnalité, celle-ci veut alors à tout pris faire partie d’une famille qui n’est pas la sienne. À l’inverse de Canine, qui décrivait le chemin d’un personnage pour s’évader du cocon familial, Alps décrit celui d’un personnage qui veut à tout prix – et en dehors de toute logique – y entrer.

Si les deux films parlent du fascisme et de prisons mentales, Canine s’intéresse au moment de la libération tandis qu’Alps dépeint méticuleusement le processus d’enfermement. Tout en appliquant son propos au métier d’acteur, le film montre – avec son ton si singulier – comment tout autoritarisme, en s’appuyant sur un précepte absurde et inconfortable, mène à une schizophrénie latente, à un déséquilibre dû à la perte de repères tangibles.

Thibaut Grégoire

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