Critique et analyse cinématographique

Cachez ce sang que je ne saurais voir… : « Sangre » d’Amat Escalante

Diego est « compteur ». Avec un petit appareil, il compte les personnes qui entrent dans un bâtiment municipal. Sa femme, Blanca, travaille dans un restaurant de sushi. En dehors de cela, ce couple sans failles occupe la plupart de son temps à regarder des telenovelas, affalés dans leur divan, et à faire l’amour machinalement sur la table de la cuisine. Tel est le portrait froid et sans concession que fait le jeune réalisateur Amat Escalante d’un foyer type de son pays d’adoption : le Mexique.

En faisant se succéder des plans fixes plus ou moins larges – dont toute une série de plans du divan, filmé dans toute sa longueur et envahissant le cinémascope tel un mastodonte – et des plans serrés de détails humains ou matériels, donnant une vision limitée mais précise d’un état ou d’une émotion, Escalante impose un climat à la fois froid et anxiogène. En épurant au maximum, il fait ressortir le côté aseptisé, formaté et répétitif de ce couple dont la vie est réglée en grande partie par les horaires des programmes de télévision.

Dans l’univers clos de ce couple refermé sur lui-même, tout ce qui vient de l’extérieur est vécu comme une intrusion, et plus particulièrement l’existence de la fille de Diego, issue d’un premier mariage. Gardée éloignée du foyer par Blanca, l’indésirable sera pourtant à l’origine de la prise de conscience par Diego de l’absurdité de sa façon de vivre. Un événement impromptu, vécu comme un électrochoc, va le sortir de sa torpeur et l’extraire d’une vie passive pour le remettre de plein pied dans la réalité. Et, c’est lors d’un final en forme de révélation, au sens quasi-religieux du terme, que Diego retournera aux choses essentielles, à mille lieux des standards imposés par la télévision et entretenus par sa femme.

En ayant fait appel à des acteurs non-professionnels, Escalante a voulu poser une réalité, qu’elle soit sociale ou tout simplement esthétique, tout en l’intégrant à des décors aseptisés malgré eux, comme si la non-réalité, venue de la télévision – que l’on ne voit jamais de front – avait progressivement contaminé la vraie vie. Tout comme dans un feuilleton, des choses restent cachées dans le film, à l’image du « sang » donnant son nom au film, comme une menace jamais mise à exécution. Car si le sang apparaît bien, à la fin, c’est de manière plus que parcimonieuse et à un endroit et un moment inattendus.

Le sang du titre, plus qu’une matière, plus qu’une couleur, est tout simplement ce qui coule dans les veines du personnage et le différencie de ceux qu’il regarde passivement, tous les jours, dans sa télévision. Sangre, c’est l’histoire d’un homme qui se rend compte qu’il est fait de chair et de sang, l’histoire d’un homme qui se rend compte qu’il est vivant.

Thibaut Grégoire

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