Critique et analyse cinématographique

À l’origine des images : « Oncle Boonmee » d’Apichatpong Weerasethakul et « L’étrange affaire Angélica » de Manoel de Oliveira

Au vu de ces deux films qui ont chacun marqué une sélection de l’édition 2010 du Festival de Cannes, force est de constater qu’ils charrient tous les deux de nombreux thèmes semblables, tels que la puissance des images, la pertinence du regard, ou encore l’importance d’un imaginaire individuel. S’il est évident que la fascination qu’exercent ces deux films sur leurs spectateurs n’a d’égal que le degré d’interrogation et de réflexion qu’ils suscitent, on peut néanmoins remarquer une constante dans les deux films : c’est l’histoire des images toute entière, et plus particulièrement celle du cinéma qui sous-tend les rêves filmés de Weerasethakul et de Oliveira. Décryptage.

Méliès contre Lumière

Si les deux films prennent leurs sources dans les balbutiements du cinéma – tel que le démontrera peut-être le présent texte – ce qui frappe de prime abord est que l’un comme l’autre cinéaste semble avoir choisi son camp. Entre les créateurs d’une technique et l’inventeur d’un art, entre la captation du réel et sa transfiguration, le Thaïlandais et le Portugais sont indubitablement du côté des seconds.

Visuellement, le film d’Oliveira fait d’ailleurs directement référence à Méliès. Les apparitions diaphanes d’Angélica et les envolées de celle-ci avec un Isaac sorti de son enveloppe charnelle constituent un magnifique et parlant hommage au père de l’effet spécial. Et, même s’il ne manque pas de mettre en parallèle l’apport de Lumière au cinéma – et à son œuvre – au travers des séquences durant lesquelles Isaac, le photographe, capte la réalité des laboureurs au travail, il semble le renier, ou tout du moins l’écarter en faisant dire à l’un de ces personnages que ces photos sont hideuses. Il n’y a aucun jugement de valeur à déceler là sur les vues Lumière, tout au plus l’acte d’un cinéaste qui ne fait peut-être plus autant confiance au réel qu’auparavant, et qui se positionne ainsi dans une ligne esthétique plutôt que dans une autre.

Si Oliveira est ambigu quant à sa filiation cinématographique, Weerasethakul est, lui, beaucoup plus clair à ce sujet. Il se place indubitablement du côté de Méliès. Bien qu’il fasse référence à ce dernier de manière bien moins évidente que son aîné, il n’y a cependant aucun doute que son cinéma tend à s’éloigner du réel. Quand bien même il y a captation de celui-ci, il se trouve constamment brouillé par une donnée extérieure agissant comme un virus, dénaturant peu à peu la vision que l’on peut en avoir, à l’image de ce panneau « Je me souviens de mes vies antérieures » précédant les déambulations nocturnes d’un buffle dans des décors sauvages.

C’est finalement dans les apparitions fantomatiques de la femme de Boonmee que Weerasethakul invoque le plus clairement Méliès. Il aura dès lors choisi la même occurrence qu’Oliveira pour matérialiser cet hommage : celle de la transparence des écrans.

Ce qui étonne le plus suite à ces constatations est que ces deux cinéastes se revendiquant ainsi de Méliès ne réalisent pas des films de genres ou dans lesquels la monstration d’effets spéciaux serait prévalante. Il s’agit d’auteurs s’inscrivant dans une tradition « sur-réaliste » et leur position redonne à l’« effet spécial », au sens premier du terme, toutes ses lettres de noblesses.

La superposition des images

Oliveira « sur-impressionne » donc deux images à la manière de Méliès, en en apposant une sur une autre. Cela se manifeste à l’écran par le surgissement d’un noir et blanc évanescent au milieu de la couleur – ou de l’obscurité – de la chambre du photographe. Weerasethakul, lui, use d’une technique plus directe pour donner vie à un fantôme, mais utilise également à sa manière la surimpression. Au lieu de superposer deux images planes, il superpose deux espaces, séparés par une vitre. C’est le reflet de l’actrice jouant la femme de Boonmee – placée parmi les autres acteurs grâce à la magie de la mise au point – qui sera capté à l’écran, et dont le reflet translucide sera ajouté de manière transparente à une autre image.

La question du reflet est d’ailleurs travaillée par Weerasethakul, à la fois dans la forme et dans le fond. Dans ses nombreuses allées et venues spatio-temporelles, Boonmee se souvient notamment de cette princesse obnubilée par son image vieillissante et dont le reflet dans l’eau sera la source d’une sorte de renaissance, par le biais de sa rencontre avec un certain poisson-chat. Boonmee-Weerasethakul ne « choisit » pas cet épisode par hasard, puisqu’il est particulièrement révélateur de l’impact de l’image jusque dans l’individualité de tout un chacun. L’image – celle que l’on donne de soi-même – est au cœur du quotidien de tous.

En choisissant comme cela des instants de vies antérieures, Boonmee prend par là la place du réalisateur, ou plus précisément du monteur qui assemble des images éparses pour former un ensemble visuel cohérent. En faisant défiler ces images devant ses yeux, il opère donc lui-même une superposition d’images.

L’image, qui est au cœur d’Oncle Boonmee, est également – et de manière plus physique – au centre de L’étrange affaire d’Angélica. Les photographies d’Isaac, moteur du film, sont au centre – ou sur les bords – des cadres, entrant ainsi de plein pied dans la composition esthétique de chaque plan de la chambre du photographe. Cette notion de composition est déterminante dans ce film. Plus que la surimpression de Méliès ou que la superposition, telle qu’utilisée par Weerasethakul, Oliveira s’attarde à la composition de ses plans de manière presque maniaque. Si, de façon quasi-systématique, il utilisera les photos séchant sur une corde à linge comme un encadrement de l’image, il ne manquera en outre pas de faire des clins d’œil à son spectateur par l’une ou l’autre facétie décorative disposée ça et là de son film. Que dire, par exemple, de cette fleur blanche posée entre un homme et une femme dont une relation future est plus qu’envisageable, ou encore de cette cage d’oiseau trônant entre un autre homme et une autre femme, se regardant en chiens de faïence. Cette cage rappelant d’ailleurs directement le thaumatrope de John Hershel, petit carton rond qui, une fois mis en mouvement, et par la magie de la persistance rétinienne, mettait un canari dessiné d’un côté, à l’intérieur d’une cage dessinée de l’autre. Là encore, il s’agit d’un jeu auquel joue l’auteur avec son spectateur. Et cela n’est qu’une des nombreuses allusions que fait le film à un épisode de l’histoire – ou de la préhistoire –  du cinéma.

La reproductibilité de l’œuvre d’art et la perte de l’aura

Au-delà de la question du cinéma, et concernant plutôt l’art en général, Oliveira semble également livrer sa conception de ce que doivent être un artiste et son œuvre au travers de son film. Se référant directement au concept d’aura développé par Walter Benjamin, il articule néanmoins cela, une fois encore, autour de l’histoire du cinéma. Lorsqu’Isaac prend la photo d’Angélica sur son lit de morte, le visage de celle-ci s’anime tout à coup et lui sourit. Isaac sursaute avant de se rendre compte qu’il a été le seul témoin de cette scène exceptionnelle. Il est subjugué par ce qu’il vient de voir : un être inanimé à repris vie sous ses yeux. C’est tout simplement l’histoire de la naissance du cinéma, l’apparition du mouvement dans la photographie, qui apparaît en filigranes.

Tout le reste du film peut être envisagé comme le questionnement d’un artiste sur son art face à la naissance d’un autre, plus total. Isaac le photographe se remet en question en même temps qu’il questionne les images qu’il prend – qu’il s’agisse de celles d’Angélica ou de celles des travailleurs de la terre – et tend inexorablement vers sa propre mort en même temps que celle de son art, puisqu’il est lui-même happé par l’image en mouvement, par ce cinéma représenté par Méliès et ses apparitions intempestives.

S’il est un mort en suspend dès le moment de sa rencontre avec Angélica et la sublimation de cette dernière par l’image, le coup de grâce lui est donné par l’obligation de reproduire ses clichés, à cause du contrat qui le lie à la famille d’Angélica. La reproduction de l’œuvre lui fera irrémédiablement perdre son aura, sa « présence », et par là-même celle, magique, d’Angélica. L’œuvre d’Isaac est en train de partir, et Angélica avec. Celui-ci n’a donc plus d’autre alternative que de partir avec elles, ne serait-ce que pour garder son intégrité d’artiste.

Si l’on ne peut s’empêcher de déceler dans cette allégorie le constat doux-amer d’un cinéaste au crépuscule de sa vie et de son œuvre, il serait néanmoins hâtif de qualifier le film de testamentaire, tellement Oliveira semble être au sommet de sa création. Mais il n’en demeure pas moins que l’on puisse en dégager une leçon – ou un conseil – que cet immense auteur est bien en droit de donner à ses pairs : veiller à tout prix à ce que le cinéma conserve son « aura », sa spécificité.

La scène finale d’Oncle Boonmee soulève également, à sa manière, cette question de la reproductibilité de l’œuvre d’art et de l’aura. Sans révéler quoi que ce soit du déroulement du film, on peut dire que deux personnages sont assis côte à côte et s’abîment dans la contemplation d’un écran de télévision sur lequel défilent des images d’actualité, plus alarmistes les unes que les autres (mais ce qu’ils regardent n’a finalement que peu d’importance). Ce défilement les hypnotise, sans aucune raison apparente, si ce n’est par sa simple existence. Il s’impose à eux et les plonge dans une sorte de léthargie. Alors qu’ils semblent totalement accaparés par cette activité de contemplation, les voilà qu’ils se dédoublent et se voient eux-mêmes en train de regarder l’écran de télévision. S’ils peuvent ainsi prendre de la distance avec leur corps, jusqu’à sortir de la pièce et à s’éloigner tout bonnement de l’endroit, c’est que cette activité, aussi hypnotisante soit-elle, n’occupe pas totalement leur esprit. Ne s’y prennent-ils pas assez bien pour regarder la télévision ? Ou bien la télévision ne les subjugue-t-elle pas au point de les absorber totalement ?

La télévision est le média de la reproductibilité par excellence et ce qui semble filtrer dans cette séquence est justement l’incapacité d’un média à devenir un art s’il ne possède pas d’aura. L’écran de télévision serait dès lors un mauvais écran et ne permettrait pas à son spectateur de « bien voir » ce qui se dégage de l’image qu’elle diffuse. Cependant, ces spéculations sont à prendre avec des pincettes lorsqu’on sait que Weerasethakul a lui-même manipulé et étudié ces « mauvais écrans » de par son passé de vidéaste. Ce que tente peut-être de dire cet artiste-réalisateur, c’est que l’écran de télévision tel quel, posé dans une chambre d’hôtel et donné en pâture à un regard non-préparé est un mauvais écran, mais il ne fait pas de doute qu’allié à un autre art, un autre média, ou « installé » dans un musée, il acquiert une toute autre dimension et pourrait peut-être même – pourquoi pas ? – prétendre à une certaine forme d’ « aura ». Le cinéaste s’approche ainsi de la vision qu’avait Benjamin des arts de masses – tels que le sont le cinéma et la télévision, aujourd’hui – celle d’une manière de transcender la position passive du spectateur, de le rendre actif et de le libérer ainsi de tout enfermement idéologique ou autre.

L’identification de l’auteur

Ce que les deux films ont indéniablement en commun, c’est l’attitude de leurs protagonistes respectifs. Isaac, chez Oliveira, tout comme Boonmee, chez Weerasethakul s’adonnent chacun à un exercice d’autocritique et de remise en perspective de leur(s) vie(s). Ils se plongent tous deux dans la contemplation d’images les aidant à surmonter certaines réalités trop dures à accepter, telles que les regrets du passé et l’imminence de la mort. L’un et l’autre font ce que n’importe quel spectateur, de cinéma ou d’autre chose, fait : ils s’extirpent de leur réalité pour pénétrer dans une autre dimension, une autre réalité, celles des rêves et de l’imaginaire. Mais leur position diffère en deux points de celle d’un spectateur lambda. Premièrement, leur glissement progressif dans l’imaginaire est définitif. Contrairement au spectateur qui se retire et retourne à sa réalité en bout de parcours, Boonmee et Isaac restent dans la dimension parallèle, ce qui entraîne irrémédiablement leur mort. Deuxièmement, l’imaginaire dans lequel ils se trouvent plongés n’est pas celui d’un autre, mais le leur, propre. Les images qu’ils se projettent respectivement ne viennent pas de derrière eux, comme dans un dispositif classique, mais d’eux-mêmes.

Lorsqu’un film – ou deux, en l’occurrence – parle ainsi de l’imaginaire, il est impossible de ne pas faire le rapprochement avec celui de l’auteur. Boonmee est Weerasethakul, Isaac est Oliveira, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Et s’ils se distinguent du commun des spectateurs, c’est précisément car ils s’élèvent à un niveau supérieur, celui de l’auteur, du créateur. Weerasethakul et Oliveira se servent de leurs personnages et de leurs histoires pour s’exprimer eux-mêmes.

Weerasethakul se sert à la fois de son imaginaire de cinéphile et de son passif d’artiste contemporain pour alimenter son film esthétiquement. Le grand singe, réincarnation du fils de l’oncle Boonmee, est tout droit sorti d’un vieux film populaire thaïlandais, et l’on peut même y voir – peut-être à tort – une figuration du fameux Chewbacca de La Guerre des étoiles. Quoi qu’il en soit, ce singe, encore plus que des décors feuillus de la jungle, sort d’un imaginaire cinématographique collectif et est susceptible de parler à n’importe qui, qu’il ait en main les bonnes ou les mauvaises références. Weerasethakul récupère également au passage des images fixes issues d’un précédent travail. Ce « recyclage » d’images contribue à l’idée que l’auteur s’identifie pleinement à son personnage. Tout comme lui, il fouille dans son passé et en extirpe ses clichés préférés, opérant un choix esthétique déterminant dans la construction de ce caléidoscope qu’est son œuvre.

Oliveira pioche, lui aussi, dans les images de son passé. Mais il entend son passé au sens le plus large qui soit, car pour ce cinéaste centenaire, né pratiquement en même temps que le cinéma, sa vie et son art ne peuvent être qu’étroitement liés. En choisissant quelques moments de l’histoire du cinéma et en les faisant parfois coexister à l’écran, il s’identifie pleinement à la pratique de son art. Et, tout comme son personnage, il ne trouvera la plénitude qu’en retournant aux origines de celui-ci, aux origines de sa vie, à une époque où les fantômes apparaissaient dans un écran de fumée et disparaissaient en s’envolant dans l’obscurité de la nuit, pour finir par se cacher derrière une étoile.

Le retour aux origines

S’ils font directement référence aux origines du cinéma, les deux présents films ont également en commun de mettre ces origines en parallèle avec celles de l’homme et de la vie en général. L’épisode de la grotte dans Oncle Boonmee est particulièrement parlante à cet égard. Weerasethakul fait d’ailleurs dire distinctement à l’un de ces personnages que cette grotte, dans laquelle les protagonistes font une sorte d’étrange procession, est comme un utérus. C’est comme si Boonmee, pour accepter la mort, devait retourner dans le ventre de sa mère, endroit de sécurité par excellence, afin de se laisser enlever au monde des vivants avec douceur. C’est aussi le lieu où, plus que mourir, il pourra renaître et faire de sa vie présente une vie antérieure. Après coup, cet épisode de la grotte-utérus résonnera de manière admirable avec celui des photos recyclées. L’origine de la vie, d’un côté, celle du cinéma de l’autre.

L’appartement d’Isaac, dans L’étrange affaire Angélica, peut lui aussi être vu comme un utérus. C’est dans cette chambre noire que les choses se créent, que les images naissent et qu’elles s’animent sous les yeux émerveillés de leur procréateur. C’est là que naît le mouvement. C’est également là que l’homme se laisse glisser lentement et imperceptiblement vers un rêve éveillé qui durera au final toute l’éternité. C’est là qu’il est ramené en bout de route pour finir ses heures et retourner à l’essentiel : le bonheur de se sentir libre.

Thibaut Grégoire

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