Critique et analyse cinématographique

Interview de Philippe Falardeau pour «Monsieur Lazhar»

Dans Monsieur Lazhar, le Canadien Philippe Falardeau met en scène l’acteur et humoriste algérien Fellag dans le rôle d’un instituteur remplaçant, qui aide sa classe à accepter le suicide de leur précédente institutrice. Rencontre avec un cinéaste sincère, qui n’a pas quitté sa petite caméra durant tout l’entretien. Il nous a confié filmer des images pour un futur documentaire « autodérisoire » sur le monde fou des festivals….

D’où est née l’envie d’adapter la pièce de Evelyne de la Chenelière, Bashir Lazhar ?

Je suis allé voir la pièce, qui est une sorte de One Man Show, ou plutôt un monologue. J’ai tout de suite eu envie d’en faire un film. Dans la pièce, l’acteur qui dit le texte semble poser des tas de questions dont les réponses apparaissent en pointillés. J’ai voulu, d’une certaine manière, répondre à ces questions, et j’ai donc démarré un long processus d’adaptation pour le cinéma.

Quelle a été l’implication de l’auteur de la pièce dans le développement du film ?

Elle n’a pas participé à l’écriture du film mais elle était ma première lectrice et elle était la garante de l’intégrité du personnage. Elle m’a aussi permis de me sortir de l’embarras, quand je me trouvais dans un cul-de-sac au niveau de l’écriture. Elle m’a donc permis de me débloquer à plusieurs reprises mais elle a aussi compris que je devais me réapproprier l’objet pour en faire un film, et passer du théâtre au cinéma.

Comment opérez-vous ce passage d’un langage à un autre, du théâtre au cinéma ?

En essayant d’extraire l’essence même du personnage et de construire un arc dramatique qui unifierait tout cela. Et cette unification est aussi passée par les enfants. Dans la pièce, il était déjà question du deuil des enfants, suite au suicide de leur institutrice, mais ce n’était pas développé sur le plan dramatique. J’ai donc créé ce personnage du petit garçon, en proie avec sa culpabilité. La pièce est aussi très poétique, très lyrique. Elle parle du regard des enfants, et donc je devais aussi me charger de traduire cela en images, de filmer ce regard. Je voulais aussi créer une situation concrète de classe de primaire. Je suis donc retourné sur les bancs de l’école, en primaire, pour voir comment vivait une classe de primaire, aujourd’hui, comment les jeunes parlaient entre eux, etc. Ça  a donc aussi été un travail de recherche sur le terrain.

Comment se déroule un tournage comme celui-ci, avec un groupe d’enfants ?

Ça installe une obligation de créer un climat ludique. Cette atmosphère est d’ailleurs profitable pour tout le monde, donc c’est un peu comme un camp de vacances. Mais en même temps, il faut aussi de la discipline. Il y a un vrai travail dramatique à faire et c’est dur pour les enfants. Mais ce qui est bien, c’est que l’on peut parler avec eux des situations et des personnages.

Le rôle d’instituteur que jouait Fellag n’a-t-il pas poussé les enfants à le prendre réellement pour une sorte d’instituteur sur le tournage ?

C’est moi qu’ils prenaient pour l’instituteur. Fellag s’isolait et se concentrait beaucoup sur son rôle. C’est donc moi qui ai pris la place de l’instituteur, ce qui n’est pas aberrant car un tournage est tellement militaire, en termes de hiérarchisation, que c’était un peu l’ordre de choses. Mais Fellag a amené une sorte de calme, de douceur, qui était autant profitable pour l’histoire que pour l’ambiance sur le plateau.

Pensez-vous que sa formation d’acteur en soliste l’ai servi pour incarner le rôle d’un instituteur, qui est aussi, en quelque sorte, en représentation constante devant sa classe ?

Quand il a lu la pièce de théâtre, Fellag m’a dit que Bashir lui faisait penser au Candide de Voltaire. On s’était tout de suite entendu sur cette couleur là. Le fait qu’il soit lui-même auteur, littéraire, lui donne ce rapport privilégié à la langue française. Je préfère toujours travailler avec des acteurs de scène que de télévision, car ils ont plus de racines. Ce sont comme des arbres qui sont enracinés dans leur métier.

Comment vous situez-vous par rapport à Entre les murs de Laurent Cantet, qui a instauré une manière de filmer bien particulière pour les scènes de classes ?

Quand j’ai vu Entre les murs, j’ai trouvé ça tellement bon que j’ai failli abandonner mon projet. Puis, je me suis  dit que c’était totalement différent et que je devais continuer. J’ai alors étudié la manière dont Entre les murs a été filmé et j’ai tourné autrement. Dans Entre les murs, il y avait plusieurs caméras et elles étaient toujours sur le côté, à l’extérieur des rangées de bancs. Pour ma part, j’ai toujours placé la caméra à l’intérieur des rangées. Il n’y a qu’une seule caméra, sauf pour une scène où il y en a deux. Il y avait aussi de vrais échanges et de l’improvisation dans Entre les murs. Dans Monsieur Lazhar, tout est scénarisé.

Pensez-vous que votre film puisse relancer un débat sur les méthodes d’enseignement ? Est-ce que c’est un film qui peut susciter un débat hors du cinéma ?

Je souhaite avant tout que ce soit un polaroïd de la situation actuelle. Je voulais aussi démystifier le statut de l’immigrant. Sur l’enseignement, j’espère écorcher certaines choses qui me semblent absurde, mais je ne voulais pas non plus faire une critique de l’enseignant. Il y a des petits clins d’œil, par exemple au fait que la grammaire que l’on enseigne aujourd’hui n’est pas la même qu’il y a vingt ou trente ans et que les parents ne s’en sortent plus entre ce qu’on leur a enseigné et ce que l’on enseigne à leurs enfants. Mais je pense que le débat sur l’enseignement suit son cours et que mon film n’est qu’une modeste pierre à l’édifice. Je ne me suis pas plus posé la question que ça, en réalité.

Le film prône également une parole plus libre envers les enfants, sur des sujets comme la mort, par exemple. Faut-il parler aux enfants comme on parle aux adultes ?

On est dans une culture ou tout est mesuré en termes de choc psychologique potentiel sur les enfants. Mais tout le monde est confronté à des chocs psychologiques, un jour ou l’autre. On ne peut pas tout prévenir. Bashir Lazhar vient d’un pays qui a été traumatisé par la guerre civile. La mort y existait au quotidien. Il est donc bien placé pour dire que l’on ne peut pas occulter un sujet comme celui-là. Les enfants ont peut-être aussi quelque chose à dire là-dessus, et il ne faut pas toujours forcément passer par des psychologues. L’enseignant est peut-être le mieux placé pour aborder ce sujet avec les enfants car il vit au quotidien avec eux. Je pense qu’il n’y a pas d’enseignement sans éducation. Et éduquer ne veut pas seulement dire apprendre les bonnes manières, mais aussi apprendre à vivre, à lier des amitiés, à parler de choses tabous…. Si je devais résumer le film de manière abstraite, je dirais que c’est sur la puissance de la parole : il faut nommer les choses !

Vous dites que le vécu de Bashir Lazhar l’aide à parler plus librement de ces choses-là. Il apparaît comme une sorte d’éclaireur pour cette classe, et son passé va servir le futur de ces enfants…

On peut aussi le voir comme un ange. Il débarque de nulle part au début du film. On se demande d’ailleurs comment il est entré dans l’école. Et il disparaît à la fin. Il a cette qualité angélique d’arriver puis de repartir pour aider les enfants à faire face à une situation. Sauf que c’est un homme qui se fait accepter en tant que réfugié politique au Canada. J’ai d’ailleurs tourné une scène dans laquelle il se faisait refuser en tant que réfugié. Je l’ai essayée au montage, mais tout à coup, ça devenait un film sur l’immigration. Ce n’était plus du tout un film sur l’enseignement ou sur le deuil. J’ai donc opté pour la version qui est dans le film.

Monsieur Lazhar est aussi une figure paternelle de substitution pour ces enfants. C’est quelque chose que l’on retrouve dans la plupart de vos films, comme par exemple Congorama. Est-ce un thème qui vous travaille particulièrement ?

Je dirais que ce thème existe de manière inconsciente dans mes films. Je suis obligé de voir ce thème dans mes films quand je les regarde. Je ne travaille pas mes scènes en fonction de ça. Mais c’est vrai que le personnage de la petite Alice, dans Monsieur Lazhar, semble avoir un père absent et se raccroche à la figure paternelle que représente Bashir. Ce qui m’intéresse le plus dans la paternité, c’est la filiation, les origines. Mais c’est sûr que ce sujet est à fouiller, pour moi, soit chez mon psy soit dans un prochain film.

Propos recueillis par Thibaut Grégoire

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